Catalina Briceno, directrice de la veille stratégique au Fonds des médias du Canada, dans un billet de blogue le mois dernier, a demandé de façon spéculative: Est-ce que les technologies « programmatiques » utilisées en publicité pourraient automatiser et personnaliser la distribution de contenu culturel et éditorial ?
Elle se disait convaincue que c’était réalisable, et ce dans un avenir proche.
J’en doutais. Il lui manquait, à mon avis, le vrai déclencheur, la pierre d’assise, qui aurait pu rendre tout ce système opérant, stable et viable.
Mais ensuite. Mais ensuite, je suis ensuite tombé cette semaine sur cette étude (qui n’a même pas rapport à la « programmatique » dont parle Catalina).
Et là, tout a changé.
Dans cette étude, il me semble, se trouve le déclencheur de ce système de distribution de contenu. Et si on suit son intuition, cela va générer une véritable révolution dans la distribution de contenu culturel et éditorial.
Voyons comment. Mais avant, expliquons la « programmatique de contenu culturel et éditorial ».
Plaît-il? La « programmatique de contenu culturel et éditorial »?
Dans son billet, Catalina appuie son argumentation sur ce qui ne fait plus de doute : le marketing programmatique est une révolution technologique dans le monde de la publicité.
La « programmatique » en publicité en ligne, expliquons-le, élimine les frictions entre acheteurs et vendeurs grâce à un ciblage granulaire de la cible, à l’achat d’enchères en temps réel d’espace publicitaire (Real Time Bidding) et à la livraison automatique des contenus.
Elle ajoute ensuite ce graphique pour mieux nous faire comprendre:
La programmatique est en place depuis quelques années à peine.
Elle permet de sélectionner automatiquement au vol les pubs apparaissant autour d’un contenu (une page web) en fonction des paramètres de microsegmentation associés au profil du visiteur colligé par de multiples mouchards en ligne. Et le monde de la pub ne veut plus revenir à l’époque héroïque du placement bannière maison.
Partant de ce constat, Catalina partage alors cette intuition qui est au coeur du billet: «Et si la programmatique servait aux contenus autres que publicitaires ?»
Elle émet l’hypothèse de l’émergence d’un «nouveau mode de distribution pour les contenus culturels ou éditoriaux qui serait fondé sur les logiques et méthodes programmatiques».
«Dans cette logique, la « distribution programmatique de contenus » peut être imaginée comme un flux dans lequel les données recueillies auprès des utilisateurs déclencheraient un processus automatisé de transactions de droits et de livraison de contenus entre ayants droit et diffuseurs. Le résultat final serait la diffusion d’un contenu correspondant aux préférences de l’utilisateur ciblé.»
Autrement dit, elle entrevoit un système où le contenu culturel et éditorial (les articles, les vidéos, des images) serait poussé en temps réel en fonction de paramètres qui assureraient une adéquation maximale entre nos goûts et ce contenu.
Et selon elle, cette «programmatique de contenu» pourrait arriver dans un «futur proche».
Minute papillon, depuis quand je ne choisis plus mon contenu?
En lisant son billet, je savais que «l’efficacité du déploiement des méthodes de placement et distribution» automatisés ne serait pas le défi central. En effet, déployer un tel système de distribution est techniquement possible.
Non, dans ce domaine, et dans de nombreux autres, c’est la logique ou la motivation dans la chaîne de valeur qui est le problème central.
Pour la pub, la programmatique prend tout son sens: tous les acteurs de la chaîne, du client au consommateur, en passant par la plateforme, ont intérêt à ce que la bonne pub touche la bonne cible.
La pub, on ne la choisit pas. On se la fait pousser.
Pour, le contenu culturel et éditorial, il en va autrement. Se faire « pousser » du contenu culturel et éditorial, est-ce crédible ?
Catalina Briceno le constate elle-même:
«[L]’auditoire a déjà repris la main sur une partie de la « programmation » en décidant quand et où il consomme du contenu. En outre, les comportements de consommation et les préférences n’ont jamais été aussi fragmentés, aussi personnalisés.»
Le consommateur a pris le contrôle, il va chercher le contenu à la demande. Voilà là où se trouve, selon moi, l’écueil majeur dans la mise en place «la programmatique des contenus»: Pourquoi j’accepterais de recevoir du contenu si je ne l’ai pas demandé?
La pub peut être vue comme un parasite au contenu culturel et éditorial. Le premier se sert du deuxième pour se disséminer. Le marketing programmatique, d’un bout à l’autre de la chaîne publicitaire, utilise une motivation qui est extrinsèque: elle ne vit que sur notre volonté de se procurer du contenu culturel et éditorial.
La «programmatique des contenus», sur quelle motivation se greffe-t-elle? me disais-je. Elle répond au besoin de producteurs de contenus, pas des consommateurs.
Il existe bien la logique des « notifications » ou des « recommandations ».
«[L]’usage grandissant d’algorithmes et d’engins de recommandations, nous rappelle Catalina, habitue de plus en plus les utilisateurs à une logique par laquelle ils se voient « pousser » du contenu».
On pense ici à Facebook, Netflix, Amazon, etc. Mais voilà, la recommandation et la notification sont des logiques économiques internes à une plateforme. Elle suggère des contenus à l’intérieur du jardin clôturé. Amazon ne recommande que des produits d’Amazon. Netflix ne recommande que des films de Netflix. Facebook ne recommande que des publications de ses membres (même si avec Instant Article, ça pourrait changer).
On le voit, ce n’est pas une approche ouverte comme l’est la programmatique publicitaire.
Voilà pourquoi je ne croyais pas que ça serait quelque chose qui se passerait «dans un futur proche».
Jusqu’à cette semaine où je tombe sur ces résultats de recherche : Detecting Boredom from Mobile Phone Usage.
Le détecteur d’ennui
Je reprends en partie ce que j’ai écrit sur mon autre blogue: Le 11e commandement : « Tu ne t’ennuieras point »
Que vient faire l’ennui dans cette histoire?
Des chercheurs ont trouvé l’algorithme pour détecter l’ennui et le contrecarrer. En transposant cette découverte dans le cadre de l’intuition de Catalina, l’ennui devient le déclencheur de tout son système.
Mais ne sautons pas les étapes.
L’ennui, ce désagrément perçu comme un désoeuvrement dans nos sociétés productivistes, est une anomalie pour l’économie de l’attention qui est au coeur de l’économie du contenu numérique en ligne.
En effet, notre attention se compare à une ressource rare : l’offre pléthorique sur le réseau entraîne automatiquement une pénurie de temps et d’attention de notre part.
Les contenus entrent alors en compétition entre eux pour notre « temps de cerveau humain disponible », et comme dans un processus darwinien, seuls ceux qui réussissent à accaparer notre attention survivent.
L’ennui avec l’ennui, ce sentiment créé par l’inactivité, c’est qu’il est aussi vu comme un moment privilégié où notre attention n’est pas saturée et où il est possible alors, pour un contenu, de le capter.
Connaître le moment exact où nous nous ennuyons, c’est ce que des chercheurs en Espagne ont trouvé grâce à la complicité de notre cellulaire.
Ils ont développé un modèle d’apprentissage automatique (machine-learning) qui détecte le moment où les utilisateurs de téléphones mobiles montrent des signes d’ennui pour leur pousser du contenu au moment opportun.
« Lorsque les utilisateurs de téléphones mobiles s’ennuient, ils sont plus ouverts à consommer le contenu suggéré, disent les chercheurs. Si les téléphones mobiles sont capables de détecter ce moment où leurs utilisateurs sont en train de passer le temps, ce qui est un signe que leur attention n’est pas accaparée, alors il est possible de suggérer une meilleure utilisation de ces moments de repos (idle moments) » (source)
OK. Pause. Idle signifie, en anglais, inactif, inoccupé ou au ralenti. Du point de vue de l’ordinateur, c’est le moment où celui-ci attend une commande.
Dans le cadre conceptuel de la présente recherche, nos moments d’introspection (idle time) sont considérés comme une attente d’instruction avant que l’on redevienne productif. Je n’aime pas cette idée qu’un «moment de repos» (idle time), aux vertus bénéfiques pour l’esprit, soit considérée comme un moment d’attente d’activation, comme si on était des périphériques informatiques connectés à une centrale technico-médiatique gérant notre temps-cerveau. Mais bon, dans le cadre de l’intuition de Catalina, cela donne tout le sens à son système de «programmatique de contenu».
Le « détecteur d’ennui » (boredom detection algorithm) utilise des corrélations indiquant quand les probabilités sont grandes qu’une personne s’ennuie :
- le temps passé depuis la dernière interaction avec son cellulaire (coup de téléphone, SMS, notifications)
- le nombre d’applications utilisées récemment
- le dernier moment où elle a regardé ses notifications
- la quantité de données téléchargées
Par exemple, si l’algorithme détecte que le débit de téléchargement baisse et que la batterie est moins utilisée, cela augmente la probabilité que la personne soit dans un « moment de repos » (idle).
C’est à ce moment que le programme propose des contenus (ceux de Buzzfeed) afin de capturer l’attention des personnes.
Les tests montrent que la personne, identifiée comme en train de s’ennuyer, consomme plus volontiers les contenus ainsi poussés. Les mêmes messages envoyés à quelqu’un qui ne serait pas en train de s’ennuyer (toujours selon le boredom dectector) ont moins de succès.
- Les participants identifiés idle ouvrent les articles poussés dans une proportion plus grande (20 % des cas) et continuent à les lire 30 secondes de plus dans 15 % des cas.
- En revanche, quand ils ne sont pas idle, selon le détecteur, ces mêmes participants n’ouvrent l’article que dans 8 % des cas et continuent à le lire plus de 30 secondes dans seulement 4 % des cas.
La prédiction de l’ennui atteint un taux entre 74,6 et 82,9 %, selon le rapport final. Perfectible, mais ils sont dans la bonne direction. L’ennui est devenu modélisable et est en plus un moment propice pour pousser du contenu. Que demander de plus?
Les chercheurs ont ainsi mis le doigt sur la façon de fabriquer le déclencheur du système de « programmatique des contenus culturels et éditoriaux », ce qui pourrait être la base d’une révolution dans le secteur de la diffusion de contenus dont parle Catalina dans son billet.
Imaginez. Nous avons un mouchard dans nos poches qui connait tout de nos habitudes. L’usager est certes sollicité par son propre réseau (notifications) ou par ses applications (recommandations), mais il se rajoute un moyen de savoir quand on peut lui envoyer du contenu non sollicité.
Ce contenu pourrait faire l’objet d’âpres tractations entre les fournisseurs de contenus et ces détecteurs d’ennuis.
Voici le scénario que je me fais dans la tête:
- [Boredom Detector] «Hey, j’ai un kid de 15 ans qui s’ennuie de niveau léger et qui serait prêt à prendre des vidéos de 1 minutes 30 avant que son métro arrive. Voici son profil socio-démographique (voir annexe)»
- [Réseau d’échange] «Ok, 10-4. J’ai des clients qui ont des micro-vidéos, je les contacte»
- [Client 1] «Oh, oh, moi! J’ai une vidéo de #fail qui est bidonnant. J’achète l’espace pour X cents»
- [Client 2] «Non, non. Moi. Moi. J’ai une scène de bloopers du prochain Star Wars de 1 minute et je sais qu’un publicitaire est déjà prêt à mettre un google ads par-dessus pour Y cents. J’achète l’espace pour Z cents»
- [Réseau d’échange] «OK Client 2, top là! On a la marchandise, emballons tout ça et on se revoit à la prochaine»
- [Boredom Detector] «Merci les potes! C’est parti! »
On pourrait imaginer des contenus plus long : court métrage, moyen métrage et pourquoi pas long métrage si le kid de 15 ans s’ennuie dans un train. Ou des contenus fixes : images, articles de journaux, posts médias sociaux. Ou même sonore: podcast, pourquoi pas.
Dans un tel réseau, Facebook, Netflix, New York Times pourraient se faire la compétition en proposant des contenus adaptés aux goûts de la personne qui s’ennuie. Des chaînes de télévisions, avec des extraits d’émission ou de nouvelles, ou des magazines avec des articles ou caricatures, ou des sites web avec des posts ou des billets, des producteurs de films, des youtubeurs, etc.
Chaque contenu à distribuer devra être catalogué avec des métadonnées qui correspondraient aux caractéristiques sociodémo du consommateur, mâtinés du type d’ennui analysé (léger, profond, tristesse, solitude, downtime forcés, entre deux rencontres, repos, etc).
Voilà pourquoi je trouve cette recherche très intéressante quand on l’associe à l’intuition de Catalina.
L’ennui est le vecteur sur lequel se greffe le contenu
Comme la pub qui est déclenchée par la consommation de contenu, le contenu est déclenché par l’ennui.
L’ennui est donc bien ce déclencheur d’une hypothétique technologie « programmatique » pour automatiser et personnaliser la distribution de contenu culturel et éditorial. Le détecteur d’ennui devient le maître d’oeuvre d’une vaste circulation de contenu. Soit comme app autonome, soit comme service offert par le téléphone aux apps elles-mêmes.
À la différences des notifications (qui vous dérange qu’importe votre situation) ou des recommandations (qui sont fait pour ne pas retomber dans l’ennui), un détecteur d’ennui contrôle le degré d’attention que vous seriez prêt à mettre pour un contenu, à un moment donné. Et s’il est bien paramétrer, il devient irrésistible.
Si la motivation de «consommer du contenu» (sur Youtube ou sur un site de nouvelles) a généré la programmatique en pub numérique, c’est l’ennui qui va générer la «programmatique des contenus».
La véritable valeur de ce détecteur réside dans la qualité de ses prédictions de ces moments «d’ennui» où on serait plus réceptif à des interruptions ainsi qu’à l’adéquation de la segmentation des contenus et nos goût personnels.
Je ne suis pas sûr que je voudrais vouloir vivre dans ce « meilleur des mondes » où on me gave de contenu jusqu’à plus soif, mais de façon désincarné, je dois avouer qu’il y a là une opportunité où le marché ne manquera pas de s’engouffrer.
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