Depuis la montée du mobile, les contenus en lignes, comme les blogues et autres contenus « artisanaux », ont vu une perte (ou au mieux une stagnation) de leur lectorat.
Le site InternetActu, qui offre à tous une réflexion de haut niveau sur les impacts du numérique, a vu son auditoire fléchir. Le constat de sont rédacteur en chef, Hubert Guillaud, est sans appel:
« Il devient difficile pour un petit site, produit d’une manière bien artisanale, d’exister. Vue depuis InternetActu, les phénomènes de concentration d’audience semblent de plus en plus forts et ce alors que les outils permettant d’avoir une maîtrise de ses publications et de leur distribution, eux, diminuent. Multiplier sa présence dans des réservoirs d’audience, les démarcher, les intégrer, les animer, comme nous l’avons toujours fait en initiant des partenariats avec d’autres médias et supports, demande du temps, sans qu’ils suffisent à produire des effets notables.»
Ce que je traduis pour ma part ainsi: produire du contenu n’a plus de valeur, c’est la distribution qui a capturé toute la valeur! Bon j’exagère un peu. Mais sur le fond, ce hijack de la distribution est très courant dans les industries de contenus (pensons simplement au domaine du cinéma).
Ce qui a changé
L’époque vénérable où l’on s’installait devant son ordinateur pour « lire sur Internet » est révolue. C’est une image d’Épinal, comme celle du grand-père qui s’assoyait à côté du meuble pour écouter les actualités radiophoniques sur ondes courtes.
« Lire sur Internet » demandait une présence d’esprit, une perspicacité dans la recherche et la patience de séparer le bon grain de l’ivraie.
Je ne cherche pas à revenir à cette époque, somme toute archaïque, mais je constate que la « posture » d’écoute et de réceptivité est importante quand il s’agit de contenu glané au hasard des recherches. Il y avait une volition de trouver ces contenus au détour d’une requête sur Google ou dans un agrégateur. Internet était le kiosque universel des nouvelles en tout genre.
Aujourd’hui, notre téléphone dit intelligent (que les Français s’entêtent à appeler smartphone, comme pour éviter de reconnaitre l’inaptitude de la langue française à nommer la modernité techno-numérique) est devenu de facto ce kiosque à nouvelles.
Ce kiosque est ubiquitaire, instantané, infini et, surtout, équipé d’un puissant outil de distraction massive : les notifications. Ces notifications nous rappellent tout le temps qu’il y a toujours quelque chose de mieux que ce qu’on est en train de faire à l’instant même.
Les créateurs de « contenus artisanaux » qui sculptent la nouvelle font face aujourd’hui à une concurrence inédite.
Jusqu’à tout récemment, le monopole de l’attention appartenait aux contenus. Le livre, disait Nicholas Carr dans Is Google Making Us Stupid?, demande une attention profonde. Toute lecture, en fait. Les journaux occupaient les têtes le matin, et les téléjournaux le soir. Les contenus ont le don de nous garder attentif.
Mais aujourd’hui, tout passe par ce minuscule écran dans le creux de nos mains.
Et sur cet écran se bousculent des notifications qui arrivent autant des applications de jeux (comme Candy Crush qui vous rappelle qu’il y a encore un niveau à faire) que des statuts Facebook (de vos amis qui publient des photos de ce qu’ils mangent).
Les notifications de contenu ne sont qu’une petite partie de ce qui fait vibrer nos téléphones dans nos poches. La publicité en a pris acte. Les jeux vidéo, les forums, les médias sociaux prennent maintenant une part importante de la tarte publicitaire en ligne.
Mais il y a pire.
L’outil de nos temps morts
Sur ces appareils, ce qu’on consulte est une chose, mais le contexte dans lequel on le fait en est une autre. La « posture » d’écoute n’est plus la même.
Ces appareils sont dégainés dès que l’ennui pointe le bout de son nez. C’est l’outil de nos temps morts.
Ces outils mobiles ont placé l’ennui comme un déclencheur d’action!
Les contenus capables de tromper l’ennui et adaptés à un court temps d’attention sont naturellement plus prisés que les autres. Sur ce terrain, les jeux et les réseaux sociaux leur livrent une chaude lutte, et avec succès.
Et si jamais le téléphone est le seul lien qui relie le lecteur au monde infini des contenus en ligne, la lecture de ceux-ci s’en trouve automatiquement réduite (et la manne publicitaire avec elle).
J’écrivais sur mon blogue l’an passé, dans Et voici venir la programmatique des contenus, que l’ennui, ce désagrément perçu comme un désoeuvrement dans nos sociétés productivistes, est une anomalie pour l’économie de l’attention qui est au coeur de l’économie du contenu numérique en ligne.
Les contenus entrent en compétition entre eux pour notre « temps de cerveau humain disponible », et comme dans un processus darwinien, seuls ceux qui réussissent à accaparer notre attention survivent.
Mais sur le téléphone, la compétition se fait, si vous me permettez l’expression, interespèces: les jeux, les mises à jour, les alertes météo, les amis sur Snapchat, tout ça vient bouffer le « temps de cerveau humain disponible » que n’auront pas les contenus — et bousculera assurément notre concentration pour les contenus longs.
Ne cherchez pas plus loin la raison de la baisse de l’auditoire pour la longue traîne des « contenus artisanaux » . La « posture » sur un appraiel mobile n’encourage pas la lecture profonde, ni l’attention prolongée pour interpréter une idée complexe.
La marchandisation de l’ennui
Connaître le moment exact où nous nous ennuyons, c’est ce que des chercheurs en Espagne ont trouvé l’an passé (Detecting Boredom from Mobile Phone Usage).
Ils ont développé un modèle d’apprentissage automatique (machine-learning) qui détecte le moment où les utilisateurs de téléphones mobiles montrent des signes d’ennui pour leur pousser du contenu au moment opportun.
« Lorsque les utilisateurs de téléphones mobiles s’ennuient, ils sont plus ouverts à consommer le contenu suggéré, disent les chercheurs. Si les téléphones mobiles sont capables de détecter ce moment où leurs utilisateurs sont en train de passer le temps, ce qui est un signe que leur attention n’est pas accaparée, alors il est possible de suggérer une meilleure utilisation de ces moments de repos (idle moments) » (source Nielman Lab).
Les tests montrent que la personne, identifiée comme en train de s’ennuyer, consomme plus volontiers les contenus ainsi poussés. Les mêmes messages envoyés à quelqu’un qui ne serait pas en train de s’ennuyer ont moins de succès.
Il y a donc un espace qui pourrait se créer, une « programmatique des contenus », comme l’appelle Catalina Briceno, directrice de la veille stratégique au Fonds des médias du Canada, où les producteurs de contenus seront peut-être obligés de formater leurs contenus pour espérer rejoindre un public.
Comme la pub, qui est déclenchée par la consommation de contenu (la « programmatique publicitaire »), le contenu serait ici déclenché par l’ennui.
Si l’ennui devient ce déclencheur d’une hypothétique technologie « programmatique » pour automatiser et personnaliser la distribution de contenu culturel et éditorial, alors ce nouveau canal deviendrait le maître d’oeuvre d’une vaste circulation de contenu de demain.
Et il faudra se conformer à ses spécifications. Un contenu formaté apparaîtra pour remplir l’appel de vide que tout ça ne manquera pas de créer. Il faudra bien combler tout cet ennui que l’humain porte en lui.
L’ennui comme déclencheur de consommation de contenu? Ça donne l’urticaire, n’est-ce pas?
«Les barbares, dont l’existence était plus simple que la nôtre, s’ennuyaient encore plus que nous. Ils tuaient et pillaient pour se distraire. Nous avons présentement des cercles, des diners, des livres, des journaux et des théâtres qui nous amusent un peu. Nos passe-temps sont plus variés que les leurs»
C’est ce qu’écrivait déjà Anatole France dans son livre Vie Littéraire publié en … 1921.
Le contenu comme passe-temps existentiel? Proust et Fast and the furious 7 dans le même bateau? InternetActu et les vidéos de chats aussi?
J’ai toujours pensé que le numérique était un grand révélateur de nos illusions et de nos contradictions.
La question qui doit se poser dorénavant est de savoir si tous les créateurs de contenu en ligne accepteront vraiment que l’ennui soit le seul déclencheur de l’accès à leur contenu.
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Pour lire sur le sujet de «l’ennui comme déclencheur», voir mon billet: Et voici venir la programmatique des contenus
Merci Martin de ce rebond. Effectivement, la distribution est en train de changer et effectivement les articles de fonds ne semblent pas être privilégiés par les algorithmes qui trient l’information pour nous, notamment sur mobile, où FB semble privilégier images et vidéos par rapport aux liens et contenus.
Reste qu’il y a des effets de concentration qui ne se résument pas à la mise en avant des articles les plus faciles d’accès. C’est particulièrement visible pour moi quand le Monde réussit très bien à mettre en avant nos articles. C’est lié surtout à des phénomènes mal maîtrisés par toute la chaîne qui consiste en un tempo réussit de publication, un titrage qui fonctionne, et une diffusion dans les différents réservoirs d’audience existant (Une, applications, newsletter, FB, Twitter…) concentrant l’audience les uns après les autres. Le lecteur n’est pas qu’absent, il se joint depuis de nouveaux canaux de diffusion algorithmiques qui concentre des effets de viralité… On en parlait par là sur FB : https://www.facebook.com/hubertguillaud/posts/10153316063367231
ma réponse dans quelques semaines publiée sur La Grange pour le billet du 23 février 2016.
Je viens de lire ce billet dans un moment d’ennui, après le souper. L’ennui nécessaire à la digestion. De toute évidence, les textes à contenu sont encore des bons remèdes.
Je l’ai vu passer par hasard sur Twitter. J’ai décidé de lire, mais j’y allais au départ pour voir si il n’y avait pas des nouvelles percutantes venant de Syrie ou si la tension entre le Hezbollah et Israël ne venait pas de monter d’un cran. En résumé, j’y allais pour un petit rush d’adrénaline. Petit rush peut-être rendu plus facile avec les téléphones intelligents.
L’exploitation de ces petits rush n’est pas nouvelle. On n’a qu’à penser au choix éditorial de nos grands médias d’actualité, incarné traditionnellement et sans complexe par les Journal de Montréal de ce monde.
Il ne faut peut-être pas s’étonner de voir le phénomène prendre de l’ampleur. La gloire du contenu était peut-être une déformation de la réalité causé par la domination de Google favorisant les contenus « pertinents ».
Les médias sociaux sont peut-être mieux conçus pour exploiter les « rush » d’adrénaline. Images choc, vidéos choc, engueulades, indignation. Et les téléphones intelligents leur meilleur véhicule.
En bref, un autre dur retour à la réalité pour les plus intellectuels de ce monde.