Francophonie Politique

Changement de cycle [1] / Élites hors circuit numérique

Après l’agriculture et l’industrialisation, nous sommes dans la troisième grande révolution que l’humanité a connue, pour reprendre le titre du livre de Toffler. 

Dans le Monde d’aujourd’hui (26 déc 2013): à propos des «élites débordées par le numérique»:

 « A la différence du XVIIIe siècle, où Voltaire et Rousseau (fait prisonnier pour l’un, conspué par le système pour l’autre) étaient très connectés et ont produit des thèses qui ont eu un écho dans la société, les livres équivalents sur l’époque actuelle ne sont pas encore sortis. Cela va sûrement passer par les réseaux sociaux, qui vont produire ce qui est invisible aux yeux des élites. De là surgiront les intellectuels qui vont donner des mots au monde qui vient. »

Pour sa part, Lyonel Kaufmann, dans son blogue, relève plutôt dans un autre article du Monde (« L’écart entre gouvernants et gouvernés atteint un maximum »), que:

« [Les] liens numériques massifs entre citoyens internautes donnent l’impression que la volonté collective de faire société est davantage assumée par les gens ordinaires que par les élites, qui sont proprement débordées. (…) Le mot qui rend le plus objectivement compte de la situation est bien celui d’« oligarchie » : le gouvernement d’un petit nombre dont les autres doutent qu’ils soient les meilleurs (par opposition à l’aristocratie). […] On peut imaginer que l’essor mondial d’une société numérique va servir de contre-pouvoir. C’est en tout cas une réalité sur laquelle les élites risquent fort de se casser le nez.»

Le numérique est bien plus que le simple écoulement de marchandises informatiques en ligne durant le temps des fêtes.

Il y a un ministère pour l’agriculture et il y a un ministère pour l’industrie, tous deux chargés de la politique adaptée aux deux premières grandes révolutions de l’humanité.

Et la troisième révolution en cours?

Les nations qui ne négocient pas bien leur entrée dans le numérique se verront colonisées par les forces qui sauront dominantes dans le numérique.

« Il suffit de se rappeler le sort de la Chine au 19e siècle. Cette nation, jusqu’alors de loin la plus riche et la plus puissante, refusa l’industrialisation : elle devint bientôt une proie pour les pays industrialisés », rappelle l’économiste français Michel Volle.

Ne prenons que trois exemples :

  1. Où les tablettes que vos concitoyens vont acheter en masse durant le temps des fêtes ont-elles été imaginées, designées, conçues?
  2. Qui prend son pourcentage quand les créateurs de chez vous déposent livres, films, applications sur une plateforme numérique?
  3. Qui harnache et profite de notre présence en ligne, de nos likes, de nos commentaires, de nos humeurs? En d’autres termes, essayez de voir, pour votre coin de pays, qui possède les leviers de cette nouvelle économie et vous saurez qui dominera demain…

#planQc

Suite: Changement de cycle [2] / Élites? Quelles élites?

Martin Lessard
Conférencier, consultant en stratégie web et réseaux sociaux, chargé de cours. Nommé un des 8 incontournables du Montréal 2.0 (La Presse, 2010). Je tiens ce carnet depuis 2004.
http://zeroseconde.com

8 thoughts on “Changement de cycle [1] / Élites hors circuit numérique

  1. Martin,
    Entre ceux qui pensent et ceux qui font, il nous manque les passeurs, ceux qui naviguent entre les deux. Et pour qui le numérique n’est pas une fin, mais un moyen.

    En cours de mandats auprès de PME (industriel et services), j’ai réalisé que le « numérique » dont on parle ici est à des années lumières de la réalité de plus de 98% des acteurs de notre économie. Des entreprises pour lesquelles l’informatisation n’a pas apporté de solution à un problème fondamental : l’accès à de l’information pertinente, au bon moment pour prendre la meilleure décision possible. Un problème qui sévit également au sein des administrations publiques.

    Les organisations qui ont pris leur place dans la nouvelle économie sont celles qui valorisent (au sens « capitalisation ») l’information. Celles qui investissent uniquement dans les stratégies et les systèmes ont préféré l’apparente facilité de la mutation numérique à la transformation radicale de la culture de l’information.

  2. tu focalises beaucoup sur les grands joueurs (aux pieds d’argile, si tu veux mon avis), en oubliant qu’il y a plusieurs leaders mondiaux au Québec – nul prophète en son pays. LP Maurice avec Busbud réussit à tirer sa part du lion, et malgré tout ce qu’on peut en penser, le pari de La Presse+ est quand même destiné à occuper une telle position de leadership sur le marché des technos-numériques en lien avec la presse écrite. Ubisoft Montréal est l’un des plus gros studios au monde dans le jeu vidéo, et Louise Guay a quand même été à l’avant-garde avec le mannequin virtuel.
    Il faut admettre que le numérique, comme toute innovation qui comme tu l’exiges soit d’ordre « planétaire », est marqué par une distribution relativement stochastique de ses gagnants avec de forts effets de « winner-takes-all ». qui plus est, le pôle Californien attire ces gagnants en raison des nombreuses externalités de réseau perçues par ceux-ci, et ça, nul « plan numérique » ne pourra y pallier.
    Comme l’a raconté Sylvain Carle vendredi dernier, ces traditions se construisent sur des décennies, voire des centenaires, et il y a peu de choses qu’une intervention top-down puisse faire pour y remédier – sinon des crédits d’impôt très généreux – ce dont nous bénéficions déjà.
    f.

  3. Josée,

    Je prends bien note que tu as constaté un échec assez généralisé chez les PME qui n’ont pas su ou pu ou cru devoir changer pour s’adapter (à tort ou à raison). Je retiens aussi, et tu l’as bien formulé, que c’est parce qu’ils n’y trouvent pas réponse à leur problématique fondamentale.

    Ce constat (l’informatisation n’a pas apporté de solution à un problème fondamental : l’accès à de l’information pertinente, au bon moment pour prendre la meilleure décision possible) se traduit ainsi: le numérique n’est que du bruit. La logique sous-jacente serait pure random.

    Francis

    Je prends note de ta mise en garde contre un « top-down » deus ex machina. Je te l’accorde. Aucune loi n’annulera la gravité et tout reste attiré vers la Silicon Valley.

    Mais là où un top-down est souhaitable, c’est au niveau du bien commun (qui reste à définir). Je ne crois pas qu’il faille « laisser le marché décider seul ». Il faut un contrepoids (sinon, c’est au plus fort la poche, et les dés sont déjà pipés.) Ex: données ouvertes, accès Internet, vie privée, neutralité du net, ressources cognitives, etc.

  4. Josée, Francis, merci en tout cas. Je vois que deux idées doivent être développées davantage. (1) La nature même du ‘numérique’ et (2) la définition de ce que pourraient en être les biens communs (si cela existe). De ça découle ensuite (3) une définition possible, et seulement là, de ce que peut-être un plan numérique.

    Pour mémoire: la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne ont déposé leur plan numérique. L’Europe, comme un tout, s’est dotée aussi d’une stratégie numérique. Des villes comme New York ne sont pas en reste. Même le sénat canadien possède un rapport sur la question.

    France: http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/114000700/

    Allemagne: http://www.bmwi.de/EN/Service/publications,did=192754.html

    Grande-Bretagne: http://image.guardian.co.uk/sys-files/Media/documents/2009/06/16/BERR-DigitalBritain.pdf

    Europe: http://europa.eu/legislation_summaries/information_society/strategies/si0016_fr.htm

    New York: http://www.nyc.gov/html/digital/html/roadmap/roadmap.shtml

    Sénat canadien: http://www.parl.gc.ca/Content/SEN/Committee/403/tran/rep/rep04jun10-f.pdf

  5. Martin, le numérique n’est pas que du bruit, c’est un outil qui semble nous faire oublier que c’est avant tout de l’information dont il est question. L’attention que nous accordons à l’outil au détriment de la matière tient de la pensée magique : les algorithmes sauront produire du sens à partir du résultat d’une non-gestion de l’information (la gestion de systèmes qui passe pour de la gestion du contenu). Je viens de lire un billet d’Andrew McAfee qui prétend que nous devrions davantage nous fier aux algorithmes que sur le jugement de spécialistes. Quand on constate le piètre état des données de grandes organisations (entreprises et administrations publiques), on ne peut que citer le fameux « Garbage in, garbage out ». La gouvernance de l’information est non-existants et pour la gestion de l’information, c’est encore le Moyen-Âge. Pardonne-moi d’insister: il est plus que temps de passer du culte de l’informatique à la culture de l’information.

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