Changement de cycle [1]: Élites hors circuit numérique
Changement de cycle [2] / Élites? Quelles élites?
Changement de cycle [3] / Deep Learning, robots et AI: à qui appartiendra l’économie de demain?
«Une économie contributive repose sur le développement des savoirs des individus, et le partage de ces savoirs est facilité par une propriété collective qui n’empêche pas sa circulation.»
Ou comment penser l’après-demain quand l’économie sera pris d’assaut par le deep learning, en éliminant comptables, vendeurs, rédacteurs techniques, agents d’immeubles, etc…
Posté un peu plutôt aujourd’hui sur Facebook par Alain Depocas, le lien vers cette réflexion de Bernard Stiegler m’interpèle.
«Nous sommes au bout du modèle fordiste, il faut passer à un modèle contributif», dit Stiegler.
L’économie contributive est fondée sur la recapacitation : elle augmente la capacité des gens plutôt qu’elle ne la diminue. Ce terme de recapacitation s’inspire de l’approche par les capabilités d’Amartya Sen (une capabilité est un savoir – un savoir vivre, un savoir faire ou un savoir formel – partagé avec d’autres et qui constitue une communauté de savoir, Sen ayant montré que le consumérisme diminue la capabilité).
Il y a donc une utopie qui peut répondre au modèle capitaliste? Stiegler ne le dit pas dans ces termes («Je ne suis pas contre la notion de propriété, mais il ne faut pas que cette propriété empêche la valorisation collective des savoirs») mais il faut une bonne dose d’idéalisme aujourd’hui pour revendiquer les savoirs comme un bien commun.
Pas que ce n’est pas le cas, le savoir fait parti du bien commun, en théorie, mais dans les détails il y a des zones très grises (notamment au niveau du droit d’auteur).
Le modèle contributif ne lutte pas vraiment à armes égales contre l’économie triomphante. Mais Stiegler pense que son temps serait venu:
«L’économie contributive est une économie fondée sur la parité, le pair à pair. Dans cette économie, on dit souvent les initiatives émergentes ou bottom-up. Mais le bottom-up n’existe pas tout seul, il y a toujours quelque part un top-down, c’est-à-dire une organisation qui unit et valorise les dynamiques bottom up. Quand on croit qu’il y a seulement du bottom-up, c’est qu’il y a un top-down caché qui régit l’émergence. Le véritable pair, c’est celui qui est capable d’expliquer le top-down du bottom-up.»
Intéressant, non? Ce qui émerge de façon organique a besoin d’une structure top-down! Il y a donc quelque chose à bâtir. Mais pourquoi le bâtir maintenant? Parce que le temps est compté, dit Stiegler.
«Actuellement, les éléments sont réunis pour que l’automatisation passe à un nouveau stade, seuls les coûts des robots limitent sa progression. On peut penser que lorsque des acteurs comme Amazon annoncent s’y attaquer, l’écosystème industriel va se mobiliser pour produire les économies d’échelles qui rendront les robots moins coûteux que les hommes. Quand cela arrivera, le modèle fordiste sera mort. Car sans emplois, pas de pouvoir d’achat et il n’y aura plus personne pour consommer ce que les robots auront produit. On sera dans une crise majeure, violente et systémique. Si on ne change pas les règles maintenant, on aura de grandes difficultés à y faire face.»
Les compétences cognitives des emplois hérités du fordisme sont à risque
On parle souvent des bons impacts des technologies sur notre vie, mais tout changement amène aussi ses mauvais côtés.
Un économiste et un ingénieur de l’université d’Oxford ont étudié l’impact qu’auront les nouvelles technologies sur l’automatisation de 702 emplois dans les 2 prochaines décennies. La moitié (47%) de ces emplois risquent d’être remplacés par des machines.
Humanoïde.fr résume en une image les futurs gagnants et les futurs perdants.
Avec le recul, on est tous d’accord pour dire que certains emplois répétitifs sont mieux effectués par des machines et indignes de l’homme (comme l’avait si bien illustré Charlie Chaplin dans Les temps modernes).
Aujourd’hui, les technologies numériques viennent menacer des emplois qui n’auront presque plus de valeur ajoutée. Et ce sont des emplois qui pourtant demandent un effort cognitif que l’on croyait inaccessible aux robots. (L’Intelligence artificielle avait déçu de ce côté dans les dernières décennies du 20e siècle).
Regardez la liste plus haut, les comptables sont en 2e position (!!).
Je ne mettrais pas ma main au feu que cette profession va disparaître, mais si j’étais un jeune qui s’oriente vers cette carrière, je me questionnerais sérieusement sur les raisons qui ont poussées les chercheurs de prédire l’éradication totale de ce métier dans 10 ou 20 ans!
Le second souffle de l’intelligence artificielle
L’alignement des astres technologiques (réseaux, mobiles, « Big Data ») entre en conjoncture avec la montée en puissance des ordinateurs et un marché de plusieurs milliards de dollars. L’intelligence artificielle sort des laboratoires et trouve écho sur le marché, grâce au « deep learning ».
Le deep learning, l’apprentissage par représentations profondes, part du postulat connexioniste, celui qui suppose qu’un ensemble de noeuds connectés en réseau peut simuler la façon dont le cerveau apprend par lui-même.
Par essais et erreurs, à force de répétition, un patron de connexions entre noeuds finit par émerger pour représenter des abstractions.
Avec la montée fulgurante des médias sociaux dans la dernière décennie et la déferlante des objets connectés annoncée pour la prochaine, il y a un corpus de contenus à interpréter proprement astronomique, qui peut alimenter en continu des algorithmes qui n’attendent que ça pour s’améliorer.
Le deep learning se nourrit du «Big Data».
Les robots et la technologie numérique seront meilleurs à tout ce qui demande de suivre des règles et qui est routinier.
Les humains, nous, nous sommes meilleurs à diriger et à diagnostiquer. Ce qu’il faut retenir de cette étude (à prendre avec des pincettes, comme toujours), c’est qu’il ne fait pas bon de se tenir sur le chemin des robots, surtout si votre emploi ne demande pas de votre jugement.
Dirigez votre carrière vers autre chose que de la manipulation d’objets, de chiffres ou de mots ou tout travail de routine et dirigez-vous plus vers des emplois qui demandent de la jugeote, de la réflexion et de l’analyse.
Une économie contributive, comme le suggère Stiegler, serait une réponse possible.
Dans les commentaires sur Facebook, Gregory Chatonsky soulève un doute: «Penser que le modèle contributif noétique peut remplacer la consommation libidinale»? Hum.
Et si cette utopie servait le système en place? insiste-t-il.
«[…] cela peut sembler étonnant au premier abord, [mais] il me semble qu’il y a un continuum entre le capitalisme contemporain dans sa captation existentielle (le web 2.0) et le contributif en ce qu’il exige un investissement de chacun et une intériorisation de la fonction capitaliste. Je doute que le contributif modifie la concentration du capital, bien au contraire cette concentration peut fort bien utiliser cette nouvelle force de travail.»
OK. Il est temps alors de commencer la réflexion. #planqc
À lire sur Zéro Seconde:
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À lire sur Triplex:
L’apprentissage neuronal pour structurer le monde
Le Graal de l’Internet des objets et des médias sociaux
Je traduis ton « il ne fait pas bon de se tenir sur le chemin des robots » (aussi pour répondre aux commentaires sur ton « Changement de cycle » ) par « si je ne suis pas prêt à mériter la magnanimité de ceux qui me dépassent, je justifie intégralement leur comportement prédatoire dans l’éventualité où ils survivent à la persécution de la kakistocratie ambiante ». Point.
Mon prochain film, 8U5 N355 (BUSINESS), se penche sur la question du continuum magnanimité/prédation à travers une adaptation contemporaine de l’histoire de Sodome et Gomorrhe.
Tu vas aimer ça. Tu vas aussi aimer Aurore 2 qui va sortir cet été.
Évidemment, j’oubliais que par « question », j’entends une critique anthropologique de la tentative de substituer à une sexualité libre, vaste et a priori (lire:naturellement) omnidirectionnelle, un « nouveau » protocole platonique de « contribution » à la culture qui n’est ni plus ni moins qu’un Amazon Mechanical Turk érigé en complexe économico-gouvenemental de domestication totalitaire.
Vincent, la «magnanimité» n’est-il pas la prérogative de ceux qui ont une grandeur d’âme, donc une «âme» tout court? J’imagine que 8U5 N355 aborde ce thème, car en prédation, il n’y aucun état d’âme.
Si j’ai un faible pour l’économie de contribution, je n’en suis pas moins sensible aux manipulations sous-jacentes. Actuellement, je me demande s’il y a un point de «parasitage» mutuel où la domestication en court s’applique en fait aux maîtres pour qu’ils se forment à connaître comment domestiquer les autres.
Je clique like moins pour moi que pour éduquer la machine à mieux m’entourer.
Je ne sais pas par contre si la dichotomie eux/nous, robots/humains ou programmeur/consommateurs tiendra longtemps. D’une certaine manière, nous devenons les deux. Phénoménologiquement parlant, la technique est déjà entrée dans la définition de qui nous sommes par rapport au monde.
Ce qui se passe n’est qu’un révélateur. Si oui, ton «complexe économico-gouvernemental de domestication totalitaire» est déjà en place et alors c’est vrai que la « l’économie contributive » n’en serait que sa continuité.
Stiegler appelle à faire une typologie de cette économie contributive. Il y a peut-être moyen de ne pas tout rejeter en bloc.
Pour la magnanimité. je ne crois pas que l’âme en soit une hypothèse nécessaire. Mais je ne peux pas révéler tous mes punchs… Juste te dire que les protagonistes de 8U5 N355 sont des théologiens.
Je connais (nous connaissons tous) ton faible pour l’économie de la contribution, mais en tenter une « typologie » me semble aussi ridicule que d’essayer de nuancer l’horreur des sables bitumineux. Rejeter en bloc, des fois, y’a qu’ça d’vrai. Mais historiquement, j’ai tendance à arriver à cette conclusion plus vite que toi, donc: prends ton temps (8U5 N355 n’arrivera pas avant 2016). Mais comme on dit: fais ça vite.
http://www.lapresse.ca/environnement/dossiers/les-sables-bitumineux/201402/03/01-4735199-lexploitation-est-de-deux-a-trois-fois-plus-polluante-que-prevu.php
Oups.
Cher Martin Lessard, quel beau débat commencé sur FB et qui se continue ici :
Lorsque salariée dans un Fablab, j’y ai organisé de l’alter-contributif avec des TTE (‘tite ‘tite entreprises) issues du libre, du Mexique ou d’Afrique, des scientifiques, des savants, des artistes … , des citoyen.nes-penseur.es cherchant macro ou micro solutions. ( en opposition au flou du mot contributif, qui peut inclure ceux qui font, pour paraphraser grossièrement Stiegler, du « bénévolat pour Wallmart ») …
J’en profite pour remercier l’artiste philosophe Gregory Chatonsky d’avoir cité l’économiste philosophe Frédéric Lebron … du concret solide depuis la taxe sur les transactions virtuelles et pourtant bien réelles ! (la taxe Tobin) … : )
Pascale, merci pour la contribution. En parlant de contribution, j’ai l’impression que c’est au niveau justement des « TTE » qu’il y une vraie valeur de créée, et qu’elle diffère de celle des grandes plateformes. En partageant dans ces « zones de questionnement » que sont les blogues ou certains thread de commentaires sur Facebook, on fait avancer des choses. Les mots sont utiles. Macro/micro est une dichotomie peut-être utile pour commencer la topologie des « contributions » comme valeur alternative.
Je ne sais pas si ça peut mener quelque part, mais ça démontre à quel point notre époque est bouillonnant.