Depuis le printemps érable, à l’automne 2012, ce soulèvement estudiantin québécois qui a dégénéré en une indignation populaire (et qui trouve son aboutissement dans l’élection actuelle), la montée des médias sociaux, et de Twitter en particulier, a suscité une question qui revient de plus en plus dans les médias: est-ce que ces élections québécoises seront 2.0?
Est-ce que ça fera de cette élection une élection 2.0? Non. Il ne suffit pas d’ouvrir un compte Twitter au déclenchement des élections pour qu’elle devienne «2.0».
Surtout si on ne compte l’utiliser que comme une extension des communications traditionnelles (communiqué de presse, langue de bois, unidirectionnel descendant), on reste en fait davantage dans le domaine de la communication que de la politique.
S’il y a du «2.0», ça serait alors du «média 2.0».
Mais c’est tout de même déjà ça de gagné.
Le mythe du temps perdu
Pour être présent sur les médias sociaux, certains politiciens doivent surmonter la crainte viscérale de paraître trop « suiveux » (
on se fait reprocher d’utilsier le dernier gadget à la mode) ou pas « sérieux » (Twitter serait le grand frère du SMS, canal qu’on reproche de créer des décérébrés).
Pour vous donner une idée de la pression qu’ils peuvent ressentir, voici ce qui a été publié dans le courrier des lecteurs du Devoir, lieu où on se dit les «vraies affaires»:
«Pour être un hyperactif de Twitter, comme des dizaines de personnes qui gravitent dans la sphère politique en sont, il faut y mettre un nombre d’heures tel que la conséquence très probable de cette implication est de couper les utilisateurs d’une réalité politique et sociale beaucoup plus nuancée et certainement moins dramatique que les bombes qu’elles tentent de faire exploser à tout moment. »
Ludovic Soucisse – finissant à la maîtrise en science politique à l’Université Laval (ses recherches portent essentiellement sur la couverture médiatique de la politique au Canada et au Québec.)
Source
Au lieu de «hyperactif de Twitter» il aurait pu aussi bien choisir «boulimique» ou «accro» que l’effet aurait été le même. L’auteur entretient l’idée qu’être sur Twitter, c’est nécessairement prendre beaucoup de son (précieux) temps qui pourrait être utilisé à meilleur escient.
Si on met «un nombre d’heures» à gazouiller, c’est nécessairement au détriment d’autres activités à son agenda, non?. C’est un jeu à somme nul, non?
Non.
Il est impossible de mettre «des heures» à écrire des gazouillis. À coup de 140 caractères, on met au mieux 1 minute à écrire sa pensée. Pas question ici de sortir un aphorisme nietzschéen, bien sût. On parle de recopier une pensée qui nous traverse l’esprit.
Je prends souvent le métro et le bus mais je n’appelle pas les journalistes quand je le fais, moi. #qc2012
— Françoise David (@FrancoiseDavid) Août 3, 2012
Si on sort 60 gazouillis par jour, on atteint une heure en temps continu. Mais est-ce une heure de perdue? Est-ce que réellement le politicien a arrêté un discours, un interview, une réunion pour se mettre à gazouiller? Non, il a rempli ces moments morts qui se trouvent tout le long de sa journée (dans le taxi, l’autobus, avant le début d’un discours).
Il a augmenté la quantité de choses qu’il a faites dans son agenda. Il a rempli les petits interstices de son agenda pour justement commenter son implication politique et la réalité qu’il vit.
«Coupés de la réalité»?
Ceci dit, il est vrai que la «réalité politique et sociale [est] beaucoup plus nuancée» comme l’auteur du courrier des lecteur le dit si bien. Mais à ce compte, toute médiation est une trahison. Les journalistes aussi réduisent les nuances de la vraie vie politique et sociale pour entrer dans les contraintes de temps ou d’espace de leur médium.
Si on persiste à penser qu’on peut faire une couverture journalistique ou un discours politique en 140 caractères, il y a évidemment de quoi s’inquiéter. La limite d’espace sur Twitter s’apparente davantage celle d’un titre d’article ou d’un mot d’esprit.
J’écrivais dans
le même billet sur Triplex que gazouiller est devenu une extension de l’agora, ce lieu de rassemblement et d’échanges. Les échanges sont un point de départ de la politique. Verra-t-on deux politiciens débattre sur leur compte Twitter? Si on a en tête un
dialogue entre Bernard Pivot et Umberto Eco à Bouillon de culture, il y en aura quelques-uns qui seront déçus évidemment. Il faut accepter simplement que ce soit un bref échange, entre deux personnes.
Twitter, média d’interpellation et arène romaine
Si on veut qu’il y ait un véritable débat, il faut que ça se poursuive ailleurs. Twitter est un déclencheur, un média d’interpellation. Pour qu’il y ait des élections 2.0, il faut donc tout un écosystème pour que la conversation se poursuive (dans un forum, une liste d’envoi, un blogue, une interview, etc.). La pensée en profondeur ne se fait pas sur un seul gazouillis, mais elle y mène pour peu qu’on y ajoute un hyperlien.
Au mieux la twittosphère est une arène romaine où les spectateurs votent avec leurs pouces sur le sort des gladiateurs. Si on s’en tient au spectacle, ce ne sera que du pain et des jeux. Si le débat se poursuit dans les gradins, alors là on commence à changer.
«Politique autrement»?
On parlera d’élection 2.0, de politique 2.0 et de démocratie 2.0 (qui sont trois concepts différents) quand les choses se feront «d’une nouvelle manière» (à commencer par cesser de mettre des «2.0» partout).
Nous sommes loin de voir les politiciens converser avec son électorat (pour justement faire ressortir toutes les nuances de la réalité politique), faire remonter des idées de la base (et ce, en tout temps et non 1 fois tous les 4 ans), repenser la représentativité (qui dépasse largement le fait d’être sur une liste électorale).
Cette fois-ci «n’est pas la bonne». Ce ne sera pas une «élection 2.0». Et ce n’est pas grave.
Nous ne sommes pas dans un pays gros comme les États-Unis où Obama a effectivement intérêt à utiliser les nouveaux canaux de façon massive. Une petite nation est déjà un réseau social et les réseaux socionumériques ne remplacent pas aussi essentiellement les relations de proximité qui sont perdues quand on est un « pays-continent ».
Cette fois-ci ce sera plutôt une poursuite de l’intégration des médias sociaux aux médias traditionnels, mais avec une sauce politique.
Les politiciens apprivoiseront la communication sur ces nouveaux canaux, mais ce sera une minorité. Ceux-là vont tenter de gérer l’agenda médiatique, peut-être à coup de « bombe », peut-être par du « salissage 2.0 ». Je souhaite que non — une grenade, même en gazouillis, peut toujours nous exposer à la figure.
La twittosphère est un lieu pour la société civile et les politiciens auront fort à faire pour s’y trouver confortables. Ça va venir. Mais pas en 35 jours.
Le mythe du temps perdu: très bon point. D’après une étude de McKinsey, c’est même l’opposé: les technos sociales permettent de gagner beaucoup de temps pour les entreprises (donc, on suppose, aussi pour les politiciens)
The potential for social technologies to improve productivity in the workplace.
https://twitter.com/boutotcom/status/231797187410010112