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Negocier le sens sur un wiki?

L’idée que le sens puisse être « co-construit » m’intrigue. Le Wiki permet de co-constuire une page. Est-ce suffisant pour dire que le wiki puisse co-construire le sens? Réfléchissons.

Stéphane discutait récemment à propos des wikis:

« Les wikis sont clairement plus centrés sur le volet interindividuel que les blogues. Ils fournissent un espace commun aux gens plutôt que de les inciter à se retrancher chacun chez eux. Un espace si commun qu’on ne sait plus très bien qui écrit quoi. Un espace si commun qu’on peut pratiquement faire ce qu’on veut des contributions des autres.C’est ça la négociation de sens, élément clé de la coconstruction de connaissances? 😉 »

Pour ce qui est de la « négociation de sens » je vais me référer à Peirce (si mon résumé ne trahit pas trop sa pensée):

  • L’être interprétant que je suis est transcendé par un principe sémiotique supérieur que l’on appelle la communauté. Quand la communauté s’est accordée sur une interprétation donnée, elle « crée » un signifié qui n’est pas à proprement parlé objectif mais bien « intersubjectif ». Cette interprétation « collective » est privilégiée par rapport à n’importe quelle interprétation obtenue, surtout celle d’individus.

Autrement dit, pour connaître la « vraie » interprétation de quelque chose, le consensus de la communauté permet d’en donner une valeur unifiée et reconnue.

Ces vérités sont temporaires : comme le monde euclidien qui a laissé sa place au monde newtonien qui a laissé sa place au monde einsteinien et ensuite au monde quantique et demain à celles des cordes.

La négociation de sens pour moi serait ce processus entre deux ou plusieurs êtres pour s’accorder sur le sens « commun » d’une chose.

Le wiki représente un formidable outil formel pour cristaliser ce processus : par essence le wiki force la « négociation de sens » car plusieurs auteurs se trouvent à créer une seule oeuvre.

Ceci dit, la limite que j’y vois est que le wiki peut donner une interprétation faussement « intersubjective », car les co-auteurs continuent quand même à avoir leur pensée « subjective ».

Par exemple, sur Wikipedia, j’ai participé à la création de la bio d’Umberto Eco. Une bio n’est pas la vie de la personne à l’échelle 1:1. Il y a donc des éléments qui seront passés sous silence. Mais un co-auteur insistait pour ajouter un fait pueril sur sa vie, mais un fait tout de même. Je ne peux nier l’existence de ce fait. Mais ma « subjectivité » de ce que je crois être « objectif » demande à ce que ce fait insignifiant au regard de sa carrière ne soit pas sélectionné. La mention a été conservée tout de même. Le débat sur son inclusion ou non dérivait vers une « confrontation » d’auteurs. Était-ce une « négociation de sens »? Peut-être. Mais je crois que c’est plutôt deux sujectivités qui s’entremêlent dans le texte.

Le texte est maintenant là, donné au lecteur qui peut penser que le texte réflète un sage débat. Mais imaginons que moi et ce co-auteur avions chacun de notre coté écrit la bio d’Umberto Eco. Est-ce que le même lecteur, qui aurait lu nos deux bios, n’aurait pas alors virtuellement « négocié le sens » à notre place? Cette « version » dans sa tête n’est-il pas meilleur que le texte sur wikipédia?

Ce qui m’amène à dire que la « négociation de sens » formelle qu’apporte le wiki n’est pas idéal pour des « débats contradictoires » et qu’il s’applique mieux à des réseaux de pensées qui sont assez proches. D’ailleurs les sujets chauds sur wikipedia sont victimes soit de vandalisme soit de sclérose. Par contre les sujets froids (sciences notamment) ne portent pas à confusion.

C’est dans cette optique que je pense que les blogs sont des outils pour la création d’idées/d’opinion et que les wikis sont des outils de créations de documents. En bouillonnement, les arguments sont trop volatiles : les blogs les captent mieux. Une fois reposées, stables, les idées sont bien accommodées par le wiki.

Mais n’est-ce pas quand le sens bouillonne de toute part que c’est plus fascinant?

Il n’y a pas de sens préexistant : ceux qui interagissent ensemble, voient flotter un potentiel de sens, le façonnent, le transforme et en font émerger un sens provisoire, toujours négociable. Le wiki, éternel tableau blanc modifiable à l’infini, peut-il suivre ces premières ébauches?.

La conversation carnetière, n’est pas qu’un transfert d’un message, il est le lieu d’une fabrication cognitive du sens. Ce sens se situe à mi-chemin entre la parole de chaque auteur.

Post-scriptum: Si le sujet vous intéresse, j’ai fait deux balado-diffusions sur la collaboration:  Collaborer en réseau: mythe et réalité, entretien avec Régis Barondeau et Les nouvelles hiérarchies, entretien avec Jon Husband (M2 – la balado sur les mutations au carré)

Billet original sur http://zeroseconde.com

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Martin Lessard
Conférencier, consultant en stratégie web et réseaux sociaux, chargé de cours. Nommé un des 8 incontournables du Montréal 2.0 (La Presse, 2010). Je tiens ce carnet depuis 2004.
http://zeroseconde.com

11 thoughts on “Negocier le sens sur un wiki?

  1. Excellent essai. Je pense aussi que le wiki est davantage propre à articuler un consensus préexistant et peut difficilement concilier les discours divergents dans des domaines controversés, pour lesquel des points de vue multiples sont préférables à un hypothétique point de vue unique.

  2. Autrement dit, pour connaître la « vraie » interprétation de quelque chose, le consensus de la communauté permet d’en donner une valeur unifiée et reconnue.

    Il n’y a pas de « vraie » interprétation de quelque chose, mais seulement des modèles qui rendent plus ou moins bien compte de la réalité observable…

    Ces vérités sont temporaires : comme le monde euclédien[sic] qui a laissé sa place au monde newtonien qui a laissé sa place au monde einsteinien et ensuite au monde quantique et demain à celles des cordes.

    Aucun des « mondes » que vous citez n’a « laissé sa place » à un autre… La nouvelle théorie (ou modèle) vient simplement affiner ou compléter le précédent.

    Les wikis sont supposés fonctionner de la même façon.

  3. Davis, si on se place de l’intérieur, je crois que l’on peut dire que les « modèles » sont des « mondes ». Mais du point de vue scientifique, vous semblez avoir le meilleur mot.

    J’utilise le vocable ‘vraie’ (comme dans ‘vraie interprétation’) ici aussi dans une acceptation plus populaire. Est-il vraie que la pomme tombe? Est-ce que le soleil se lève à l’Est et se couche à l’Ouest? Selon le modèle choisi (qui laisse en plan certaines réalités) les deux questions doivent être répondu par l’affirmative. L’utilisation des guillements me permet d’utiliser le mot sans devoir entrer dans la démonstration philosophique ce que qu’est la Vérité.

    Quand à ‘euclédien’, vous faites bien de me corriger. J’ai mis ‘euclidien’ maintenant, merci

  4. « Les sujets froids, comme les sciences… » c’est malheureusement faux ! Tout sujet est susceptible d’être atteint e contaminé par la polémique… Voir sur Wikipédia ou en est l’article K-théorie ou encore voir l’article endive !? Et oui même l’article endive à généré une sacré polémique avec même un blocage d’un utilisateur enregistré…
    l’humain n’est pas près de changer !

  5. Anonymous, c’est très marrant! Je dois admettre que la polémique peut se retrouver partout !

    J’utilisais « sujets froids » dans un sens de « contenu établie », « univoque », comme on retrouve en science dures. Le sens de « polémique » dans un tel cas serait de ce ordre (pardonnez-moi l’exemple grossier) : est-ce que la terre est ronde ou plate? Le premier qui prouve son point gagne.

    Une « polémique » dans les systèmes de croyance (et au plus haut chef, les religions, la philosophie ou l’actualité) tombe dans un régistre beaucoup plus passionnel. Un tel type de débat ne se porte que sur des « sujets chauds ».

    Peut-être que ma dicotomie chaud/froid est naïve… Mais elle a le mérite de classifier les types de « polémiques ».

    Anonymous, tu semble pointer qu’il existe un autre type de polémique qui se retrouve dans les wikis : la polémique sémantique, et dans le cas des (Endive c’est presque une saveur politique : le débat houleux porte exclusivement sur l’appellation (le mot Endive ou le mot Chicon). J’en prends pour preuve que l’apport du nom latin scientifique aurait résolu le problème baptismale (mais nous aurait laissé sur notre faim puisque c’est le wikipédia francophone et non latin). La sémantique ou plutôt l’art de bien nommer les choses n’est pas ce que j’appellerais une science exacte. Et que ce soit « endive » qui subit ces foudres est à moitié sa faute.

    Quant à k-théorie l’article souffre d’un accouchement précoce : la polémique tourne autour du fait que l’article ne contient que quelques lignes et que, dans un tel cas, mieux vaut rien ne mettre (d’après les intervenants du débat). Ici aussi, je pense, que la « polémique » est d’ordre de méta-contenu et non de contenu lui-même (la science n’est pas en cause, seulement son expression).

  6. Anonymus parachuté de Framasoft, je ne suis pas sûr de saisir la justesse de la demande.

    « collectif » serait dans le cas d’un wiki littéraire un terme redondant (un wiki n’existe que par et pour le groupe; en solitaire ce serait un blogue).

    Mais dans le cas précis du wiki pointé, je crois que c’est une façon technologique de faire des ateliers d’écriture collective asynchrone ou des scéances de cadavres exquis à distance.

    L’expérience me fait penser à des programmes informatiques de création littéraire où les mots/phrases étaient généré(e)s au hasard. Le hasard est ici remplacé par des visiteurs de passage. Il serait intéressant de comparer la « valeur littéraire » (si la comparaison se peut) des deux types de création poétique.

    Pour répondre à votre question, je dirais que le wiki est ici employé comme un dazibao artistique et utilisé comme un palimseste numérique.

    J’ai écrit de courts textes sur le wiki comme palimseste et un autre autre sur le blog comme dazibao digital.

    Le terme collectif est normalement utilisé dans le sens de « groupe de personnes participant de manière concertée à une projet ». Je ne peux pas me prononcer sur la réalité de la concertation, mais il est clair que le wiki est bien utilisé ici comme outil de création littéraire (et même poétique). Une appropriation de la technologie par les artistes. Le « collectif » serait ici le terme utilisé pour « forum appliqué » 😉

    L’annuaireÉoliens en liste quelques autres…

  7. Bonjour,

    Je vais m’immiscer dans ce débat un peu comme un trouble-fête. Parce que ça m’a tout l’air d’être plus une « party linguistique » qu’autre chose.
    Je vous cite reprenant Peirce (référence qui me semblait abandonnée depuis belle lurette!): « L’être interprétant que je suis est transcendé par un principe sémiotique supérieur que l’on appelle la communauté. »
    Je ne comprends pas bien cette définition de la communauté comme principe supérieur et sémiotique. N’est-ce pas plus simplement ce que Saussure appelait la langue (comme virtuelle totalité des discours) dont il est question et avec laquelle tous les jours nous sommes en relation dialectique. Dire bonjour à quelqu’un est tous les jours différent, a écrit quelque part Benveniste. Le mot, dans l’articulation de ses phonémes est le même (la langue); c’est la valeur qui change (le discours). Qu’est le sens (que vous semblez d’ailleurs assimiler au « signifié ») sans la valeur? Je pense à l’instant au mot fameux de Claudel: le mot ne prend son sens que lorsqu’est au bout de la phrase (ou quelque chose comme ça).
    La communauté supérieure et transcendante dont vous parlez est une « pure » vue de l’esprit! On ne l’a saisie jamais dans sa totalité. Sauf à se prétendre encyclopédiste total (le rêve phénoménologique!). On n’arrête pas le flux quotidien des discours qui tous les jours transforme la langue. La science « froide » dont vous parlez n’échappe pas à ce principe de l’arbitraire. Le consensus (mou si je puis dire) de la communauté dont vous parlez est le dictionnaire (ou quelque autre groupe plus ou moins défini et limité auquel chacun de nous tente de se conformer généralement dignement et parfois avec heurts: esprit de clocher Vs esprit d’avant-garde) procède du « code », je veux dire par là qu’il en est proche dans ses prétentions par son « principe » affiché d’univocité. Mais comme l’a écrit Camus, « la liberté en général, je ne sais pas ce que c’est, je ne connais que la mienne ». Quel dictionnaire peut prétendre arrêter le flux quotidien des discours (et des idées) pour en donnner une une valeur certaine (ou « vraie » pour reprendre vous citer encore) aux mots? Rêve de lexicographe…

    Wikipédia ou un autre, le « résultat » est le même: une somme d’article qui, s’il ne sont pas signés, appartient tout bonnement au dictionnaire lui-même. Je ne saurais trop vous conseiller de lire le petit article de M. Foucault « Qu’est-ce qu’un auteur? » qui est éclairant sur la question.

    « Quand la communauté s’est accordée sur une interprétation donnée, elle « crée » un signifié [sic] ».

    Mille excuses pour cette vile attaque: mais c’est d’un structuralisme assez simpliste! Pour plagier une formule célèbre: a-t-on jamais vu un signifié courir dans la rue? Reprenez Saussure: signifié et signifiant sont comme les deux faces d’une feuille de papier: inséparables… Et mouvants. La « face » du signe que vous semblez croire « stable » (par opp. au « signifié », objet des discussions communautaires), n’existe jamais seule. Voyez les expériences de Sapir sur la distinction entre phonème (image acoustique) et son (bruit). Les déplacements ou transformations phonétiques (bien souvent qu’imperceptibles à celui qui ne reste que dans sa famille linguistique, sans accent, etc.) sont quotidiens. Le phonéme est une unité oppositive et négative: elle ne se définit qu’en termes de rapports. Et les rapports changent… en co-texte (ou contexte, pour faire du jakobsonnisme). C’est tout l’artifice du dictionnaire que de l’effacer. Le dictionnaire est plus un fictionnaire qu’autre chose. Le « vie » littéraire du Littré en est un flagrant témoignage. Lisez le dictionnaire de Nodier. Incroyable. Je me souviens de ce mot de Baudelaire parlant à Gautier: « Lisez-vous les dictionnaires? Je suis un lexicomane. » Il aimait les histoires, Baudelaire.

    Au quotidien, où commence et où s’arrête cette communauté de « sens » dont vous parlez? Se parler à soi-même, c’est déjà une petite communauté. Là où je suis à peu près d’accord avec vous, c’est sur l' »intersubjectif ». Oui, je n’existe que par [préposition] ce que je ne suis pas. Mais l’interprétation « collective » n’est privilégiée par rapport à celle des individus qu’à voir la langue comme dans un régime fasciste. Ou le vivre au quotidien (je pense à 1984…).

    Je vais m’arrêter là dans l’immédiat… le temps me presse.

    Christophe.

  8. Je pense que le principe de la neutralité de point de vue proposée par wikipedia permet aussi de gérer des sujets polémiques avec un wiki.
    Utiliser les wikis que pour les consensus seraient vraiment très limité.

    PointWiki
    http://pointwiki.viabloga.com/

  9. Anonymous de PointWiki, vous dites : « Utiliser les wikis que pour les consensus seraient vraiment très limité. » Mais ne serait-ce pas l’inverse? : c’est parce qu’il y a un consensus que le wiki est utilisé.

    J’entends « consensus » comme « Acceptation générale signifiant l’absence d’opposition ferme d’une partie importante des intéressés à l’encontre de l’essentiel du sujet. »

    Je crois ne pas me tromper en affirmant que certains sujets attirent une opposition féroce sur ce qui est perçu comme essentiel. Le principe de neutralité de point de vue par wikipédia devrait permettre de gérer ces sujets polémiques, mais je doute que ce soit toujours le cas pour des sujets sensibles (personnelles, nationales, symboliques, etc). Il y a des points de vue irréconcilliables.

    Alors si on utilise un wiki, c’est qu’au préalable on déjà a des vues « concilliables » (ne serait-ce que par le désir de « rester » neutre ou de mettre le respect au dessus de ses convictions).

    J’observe l’expérience de wikipédia avec grand respect et admiration. Avec des gens de bonne volonté on peut arriver à tout. N’est-ce pas une forme de concensus préalable?

  10. Christophe, quelques remarques.

    1. Zéro Seconde est mon carnet de note ouvert. Non une bible aux vérités éblouissantes. J’y écris ce qui me semble notable…

    2. Tous sont invités à lire par dessus mon épaule et à commenter en marge, et que vous y entriez en « trouble-fête » ne vous concerne que vous et votre conscience 😉 : vos remarques me semblent pourtant très à-propos. Voyez-y donc une construction du dialogue et non une opposition à un discours.

    3. Vous vous auto-accusez d’effectuer une « vile attaque »; serait-ce un Pearl Harbour? Je ne crois pas avoir ouvert les hostilités 😉 Ou alors l’attaque relève du contre-terrorisme? Alors je ne saisis pas pourquoi je suis votre Afganistan 😉

    4. Vos suggestions de lectures passionnantes (Saussure, Benveniste, Claudel, Camus, Foucault, Sapir, Jakobson, Nodié, Beaudelaire, Orwell) méritent certainement le détour. Les miennes inspirent tout autant d’appréciation : Umberto Eco doit beaucoup à Pierce (ce qu’il reconnait) et Google Scholar retrace 35700 citations pour mon Pierce contre 14100 pour votre Saussure .

    5. Votre verve me fait regretter que vous n’ayez pas ajouter l’adresse de votre blogue; la densité de votre intervention mérite un espace plus vaste pour s’exprimer.

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