J’ai rencontré Seth Godin il y a deux semaines lors de son passage à Montréal. Il était venu à Infopresse 360 pour parler des opportunités en temps de crise [présentation ici]. Voici (enfin) l’interview transcrit.
Son discours tournait autour de la puissance des « tribus »: quand un changement majeur se fait sentir dans une industrie, il s’accompagne souvent de changement de règles, donc de transfert de pouvoir. Dans une économie d’interruption (publicitaires) en déclin, les marques entourées de « tribus » sauront s’en sortir.
J’ai eu la chance d’avoir un entretien d’un quart d’heure avec lui, voici le condensé de notre courte discussion.
Martin Lessard:
Où peuvent se trouver les tribus? Comment une telle communauté peut se mettre en place?Seth Godin:
Robin Dunbar, un sociologiste, calcula un jour que nous sommes conçus pour ne pas pouvoir connecter plus de 150 relations. En anthropologie, on remarque les tribus ancestrales, au-delà de 150 membres se scindaient en sous-groupe pour former une nouvelle tribu. 150 semble être cette limite neurologique que nous nous pouvons supporter à entretenir des relations avec des gens à qui l’on fait confiance et que l’on aime.Ce qu’Internet a fait c’est de prendre ce nombre et de permettre de le pousser à 1000 [le web offrant une extension à nos connecteurs cérébraux en quelque sorte]. Et du coup, il autorise de voir de nouvelles façons de penser et d’agir. En ayant personnellement un ami à Mumbai, lors des récents attentats terroristes, ma vision de l’événement change totalement. De la même façon quand le réchauffement planétaire menacera les côtes du monde entier, un ami de votre réseau sera éventuellement affecté. Cette expansion de notre réseau jouera un rôle sur notre côté tribal pour nous mettre en action.
Notes sur la question 1
[une intro sur le nombre de Dunbar [en] sur Wikipedia et l’article fondateur [en] ; ce nombre a été popularisé auprès du grand public par Galdwell dans son Tipping point ; la limite du réseau centré sur l’intimité semble par contre beaucoup plus basse (7); pour avoir un exemple du réseau en action autour de l’attentat de Bombay, voyez mon analyse du phénomène du microBlogage dans l’écosystème de l’information) ]
Martin Lessard:
Vous insistez pour dire qu’une tribu doit posséder un leader, pourquoi?Seth Godin:
Si le nombre de connexions permises a augmenté, il faut aussi voir que le nombre d’opportunités pour les leaders augmente. L’expansion des connexions entrantes dans la communauté intéressera un leader qui pourra s’y consacrer, la nourrir, la faire grandir, et en faire lui donner encore plus d’opportunité d’investir en elle.On peut se reconnaître partout dans le monde comme faisant partie d’une tribu. Une tribu peut se faire autour d’une idée et la question n’est pas comment la faire exister, mais pourquoi: par passion, ou par bénéfice personnel, ou parce que c’est notre description de tâche d’employé. Toutes les raisons sont bonnes. Il s’agit de savoir laquelle.
ML:
Mark Cubain [ le projet de financement Open Source Funding de Cubain ] and Richard Branson [le projet Pitch.tv] propose de rassembler des idéateurs pour pondre des idées sur lesquelles ils offrent d’investir. Sont-ils vraiment des leaders de tribus ou est-ce une simple foule? [une « crowd » ne se rentre pas dans la catégorie « tribe » selon Godin, notamment à cause de l’absence d’appartenance commune.]SG:
Mark Cubain ne cherche pas à bâtir une tribu. Car il ne cherche pas les faire collaborer ensemble. Ce n’est qu’un moyen pour arriver à ses fins [plus d’info sur le blogue de Godin]. Richard Branson, lui, différemment, ne fabrique pas plus une tribu, mais plutôt une histoire. Il cherche plutôt à raconter une histoire à une audience plus large. Une tribu a ses « insiders » et ses « outsiders », ses membres se reconnaissent entre eux. Ici aucun des projets ne permet d’offrir de tels signes de reconnaissance. Ce qui n’enlève rien à ces brillantes initiatives, mais ce ne sont pas des tribus…ML:
L’économie va mal. Côté social, on entend tous ces craquements. L’environnement montre des signes troublants. C’est le Jour de la Terre aujourd’hui [l’interview a été faite le 21 avril 2009] toute future idée ne devrait-il pas exclusivement être en fonction de bâtir des projets durables qui prennent en compte…le futur?SG:
Le problème du jour de la Terre, d’une certaine façon, est que nous n’avons pas d’ennemi. Pour bouger, il faut un ennemi. Gandhi avait un ennemi, les forces colonisatrices. On doit se poser la question: que cherchons-nous à arrêter? Recycler quelques bouteilles aujourd’hui n’est pas la réponse. Dans quoi allons-nous investir pour que la chose fonctionne?Un jour de réflexion n’est pas assez, il faut agir. Une idée brillante: Obama a proposé que chacun doit contribuer à rendre un service communautaire pour une heure, quelque part. Ce type d’engagement change les gens. Et ce n’est pas difficile.
J’ai ajouté un petit graphique dessiné à la volée sur les étapes qui définit un mouvement de tribu.
– Premièrement , il s’agit de créer une histoire (storytelling),
– De connecter la tribu (notamment en offrant une « place » pour se rencontrer),
– Puis de leader le mouvement (la tribu demande de se faire diriger),
– Pour ensuite accéder au changement.
Pour en savoir plus sur Godin et sa pensée
– Mon billet où je pointe vers plein de liens pertinents
Voici quelques vidéos
« All Marketers are Liars » – Seth Godin speaks at Google (48 minutes) 28 févr. 2006
Seth Godin at Gel 2006 (20:26) – 9 août 2006
TEDTalks Seth Godin: Sliced bread and other marketing delights (17 minutes) février 2003
Seth Godin at eBay Live 2008 (5 minutes) Juin 2008
(mise à jour 11 mai 2009) :
Seth Godin TEDTalks Tribes are what matters now Février 2009
Voici quelques liens
Site officiel : sethgodin.com
Son blogue : sethgodin.typepad.com
Voici quelques réactions à sa conférence et à la journée InfoPresse.
Fil twitter lors de la conférence
Adviso: Retour sur la journée Infopresse 360 : «Saisir les nouvelles opportunités d’affaires »
Patricia Tessier: Conférence Seth Godin
Normand Miron: Le Seth Godin Tribes Tour: un Mégashow God(in) Rock mémorable
(2 ajouts du 10 mai)
Isabelle Chrun Seth Godin Lost his Montreal Tribe
Marie-Claude Ducas Seth et moi
Voici d’autres entrevues que j’ai faites
Fred Cavazza (2007) : commentateur et spécialiste Internet. FredCavazza.net
Michael Geist (2007) : professeur en droit d’Internet et du e-commerce. MichaelGeist.ca
Daniel Kaplan (2008): délégué général de la Fing
Je n’ai pas eu la chance d’assister à la conférence, ceci dit, le point que je trouve très intéressant est le fait qu’une tribu stipule une certaine hiérarchisation sociale. Je pense que souvent le terme tribu est galvaudé (par les gens de marketing) et on fait un amalgame entre un réseau et une tribu ! Beaucoup de marques peuvent créer des réseaux mais c’est pas toutes les marques qui peuvent constituer des tribus. Une autre référence intéressante est celle de Robert Kozinets et Bernard Cova qui ont écrit Consumer Tribes.
Yasha, tu as raison. Ce n’est pas toutes les marques qui peuvent leader des tribus.
Godin fait une grande distinction: dans une économie de l’interruption (Gillette interrompt le film à la télé pour sa réclame de rasoirs encore plus performants) les gagnants sont ceux qui ont le pouvoir (l’argent) de pousser leur produit.
Il dit que dans une transition, comme on le vit aujourd’hui, il y a une redistribution du pouvoir: les tribus sont une façon de filtrer et de manager la surabondance d’information. Mais c’est basé sur une attirance au produit.
Une marque sympathique pourra créer des tribus. Mais personnes ne sera autour de Gillette quand l’industrie de la pub traditionnelle perdra son aura — de telles compagnies ne réussiront à s’adapter au nouveau monde.
Je crois que « tribes » (tribu) tel que Godin l’emploi n’est qu’un synonyme de « communauté ».
En fait, il me semble que tout groupement social, tribu, communauté, réseau, a ses leaders. Dans le cas d’un réseau, les points les plus connectés ont plus de « poids » que les points périphériques.
Je suis d’accord qu’une « tribe » est en fait une communauté. Ces 2 concepts suivent les mêmes étapes d’engagement.
Je me demande si Godin base sa définition de « tribes » sur celle de Michel Maffesoli (Le temps des tribus – Le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes)… Ça me semblerait coller avec la vision de Maffesoli d’une tribu mue par un besoin inhérent à l’humain de « faire du lien » basé sur une empathie réciproque. C’est assez intéressant à considérer dans le contexte du Web et d’une société supposée individualiste.
> tout groupement social, tribu, communauté, réseau, a ses leaders
Mélanie, Godin a en tête une tribu comme une communauté en mal d’être gouverné. Il s’adresse à des marketers.
Comme la foule voulant se faire manipuler (pub trad), la tribe veut se faire leader.
Je ne sais pas si Maffesoli a inspiré Godin, mais ce dernier possède une vision utilitariste de la communauté…
Toujours très intéressant, ce gourou Godin. Merci pour l’entrevue Martin. Ces gourous ont réellement le tour de jouer avec les mots, de trouver des métaphores originales, d’élaborer des concepts intéressants… en fait, de nous faire réfléchir. Et c’est bien ainsi. Mais, dans le fond, Seth développe sa propre tribu et cherche à vendre ses bouquins. D’ailleurs, « Tribes », son dernier livre je crois, est très très léger. Ça se lit en quelques heures, et pas grand chose à retenir… autre que, Yes, you can; Yes, you can be a leader.
Simon, je crois que Seth a dit quelque part qu’il se trouve lui même dans une logique de résumer sa pensée de façon le plus simplement possible et il se rend compte que cela l’entraine à écrire moins. Ça se lit mieux. Et se vend bien.
La « communication » est une science qui résume. On finit par y vider toute ls substance, il faut croire…
…et au delà de 150 individus que l’on continue à maintenir de force ensemble ?
zelectron, de force? Je ne suis pas sûr. Il y a une liberté d’adhésion (ou non) beaucoup plus grand dans les réseaux numériques. Au-delà de 150 individus, je suis prêt à croire que la communication change, les relations changent, mais la liberté de choix reste intact. Qu’on ait une préférence pour les petits groupes (ou les grands groupes) n’est qu’une question de goût personnel, à mon avis…
Good point. But this applies to almost every product we buy. Competition isn’t so much about quality at all, only marketing – doubly so with products where quality isn’t so easy to measure, like soap.
Jacob, je crois que vous touchez ici un point intéressant: contrairement à ce que dit la théorie, les consommateurs ne seraient pas des «êtres rationnels» dans leur choix…
Je tiens à vous remercier pour les efforts que vous avez faite par écrit cet article. J’ai vraiment apprécié de le lire!