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Pourquoi Internet ne sauvera pas Tiananmen de l’Oubli

Parce qu’un 4 juin 1989, environ cinquième de l’humanité aurait pu basculer du coté de la démocratie, on se souviendra du 4 juin comme celle de la tentative manquée des étudiants sur la place Tiananmen, écrasée dans une répression sanglante. On peut être sidéré aujourd’hui de voir qu’à l’époque d’Internet, si peu de Chinois, surtout les jeunes, s’intéressent à cet événement charnière de l’histoire de l’Humanité. Internet peut-il jouer un rôle. Loin d’être sûr. Explications.

L'homme au tank de la Place TiananmenComme le disait le correspondant de Pékin, Bruno Philips, dans le Monde, daté du 4 juin, il est généralement convenu de penser que les jeunes étudiants chinois ont oublié le massacre de Tiananmen, 20 ans après. « C’est un cliché qui mérite d’être nuancé. Même si leur indifférence à ce sujet se confirme ». (Source: Tiananmen, vingt après, vu par les étudiants chinois).

Il cite un étudiant : « (…) je suis au courant de ce qui s’est passé sur la place Tiananmen. Beaucoup de sites Internet sont bloqués, mais pas tous, et on peut tout de même passer à travers les mailles du filet« .

On pense souvent, à tort, que les Chinois sont dans l’ignorance, et que si l’information se rendait à eux, « ils comprendraient ». Rien de plus faux.

Pourtant, il est vrai que toute personne en Chine tentant de chercher une information sur la place Tiananmen recevra une page 404, « cette page n’existe pas ».

Don’t search, young man / 不要搜寻,年轻男子
Dans le Los Angeles Times, interviewant un jeune de 26 ans, près de la place Tiananmen, on entend : « If the government tells us as Chinese citizens we should not know about something and shouldn’t be searching material, we should be responsible and obey ». Si le gouvernement nous dit qu’il ne faut pas savoir certaines chose, nous devrions être responsables et ne pas chercher ces choses. (Source : « Tiananmen anniversary unimportant to China’s youth« ).

Avec Internet, outre le cas, bien réel, de censure (mais à terme illusoire –il y a toujours quelques choses qui filtre), l’abondance de l’information ne sera jamais, au grand jamais, garant de la pérennité de la mémoire de la vérité. Elle est son support. Elle est son véhicule, mais elle est aveugle à ce qui est vrai ou faux.

Pas que le massacre de la place Tiananmen ne soit pas vrai. Pas que les textes et les images soient faux. Mais celui qui les accèdent détient le pouvoir d’y croire. La vérité serait dans les yeux de celui qui croit.

Accéder n’est pas comprendre / 访问不理解
Les occidentaux auront beau mettre sur leurs blogues, leur Twitter des liens vers ces images, ces textes, pour contourner la censure internet, les chinois resteront de glace face à nos agissements. Ils nous croiront quand ils vont le décider. Pas parce nous les avons « informés « 

Il faut comprendre comment fonctionne l’autorité informationnelle: dans la surabondance de l’information, il y a tout et son contraire. Trouver une information n’est pas garant de sa validité. Il existe l’exacte même information qui la contredit à un clic.

Qui croire? Son autorité informationnelle. Il valide pour vous si l’information peut être digne de foi. Les journalistes ont ce pouvoir, les professeurs, les politiciens aussi. Peut-être que leur étoile pâlit, mais le point tient. C’est une autorité cognitive à qui l’on prête compétence, dans une sphère donnée.

En un seul gouvernement tu croiras / 在您认为一个国家的政府
Le gouvernement reste une autorité cognitive très puissante. Elle ne peut pas cacher tout le temps une information, mais elle peut manipuler l’opinion un bon bout de temps. Vous pouvez répandre toutes les informations que vous voulez, si le gouvernement est contre vous (dans les dictatures), ce sera vous qui serez accusé de propagande. Parce que, qui dit, pour ce jeune chinois assoiffé de connaissance, que vous n’êtes pas en train de trafiquer l’histoire avec vos photos et découpures de journaux étrangers.

Inutile d’aller très loin pour trouver de tels autres exemples. Un autre grand peuple, tout ce qui a de démocratique, a envahi un pays sous le prétexte qu’il avait des armes de destruction massive (au demeurant inexistantes) et sa populace a, au plus fort de l’hystérie collective, entièrement gobé ces sornettes alors que n’importe quel quidam qui lit un journal dans n’importe quelle autre partie du monde savait de quoi il en retournait.

infotoxication
Mettre toutes les informations du monde sur internet ne sauvera pas Tiananmen de l’oubli pour 1/5 de l’humanité. La propagande du parti communiste a bien marché. « Deng Xiaoping ne voulait pas faire tirer sur les gens. Il y a été poussé par les étudiants extrémistes et, à un moment, la situation devenait incontrôlable. La décision de Deng, au final, était légitime. » rapporte Le Monde en citant une étudiante chinoise.

Cet ‘incident’ est comme un vieux tweet qui coule au fond des archives. Non pas qu’il ne soit pas accessible à qui se donnerait la peine. Mais il y a tant d’autres Tweets qui arrivent en ce moment…


[MàJ du lendemain] Autres billets sur le même sujet:
Mythologie de la connaissance : Si toutes les informations du monde sont disponibles, se dit-on, il n’y a plus aucune raison de rester ignorant! Et pourtant si. Nous sommes encore aux prises avec d’anciens réflexes.
Viral du logo de JO de Pékin : Nous sommes enclins à croire un message d’autant plus facilement qu’il semble « aller de soi ».
La poutre dans la caméra des médias : Les Chinois ne sont pas des Biafrais de l’information.

Martin Lessard
Conférencier, consultant en stratégie web et réseaux sociaux, chargé de cours. Nommé un des 8 incontournables du Montréal 2.0 (La Presse, 2010). Je tiens ce carnet depuis 2004.
http://zeroseconde.com

13 thoughts on “Pourquoi Internet ne sauvera pas Tiananmen de l’Oubli

  1. Salut Martn
    L’autorité informationnelle ne remplacera jamais un esprit critique soutenu par un raisonnement rationnel et logique.
    Je suis capable d’extraire de la connaissance de site de propagande là ou une personne va avaler les erreurs d’un site ayant une autorité informationnelle reconnue.

    Sinon je suis d’accord mais j’aimerai le mettre + en perspective.

    Je parle en général. 😉
    Je pense qu’il faut sortir un peu de notre microcosme, de notre bulle internet. En Chine, une majorité de gens doivent penser à gagner leur vie pour manger, avoir un toit, élever leur enfants et pouvoir se soigner correctement en cas de maladie. L’information, l’histoire et les libertés individuelles doit passer apres. Quand on est privilégié, on oublie cette réalité là.

    Avec l’été la frequentation du web diminue et c’est tant mieux. Allez vous oxygener si vous pouvez et profitez du beau temps que vous préoccupez de ce qui se passe à 1000 km ou plus de votre résidence.

    Paul

  2. Paul, merci pour l’invitation à aller jouer dehors! 😉

    L’autorité informationnel n’est qu’un raccourci facile pour éviter de faire nos propres vérifications. Il n’est en rien la façon la plus efficace de viser la Vérité, mais il faut reconnaître que c’est un moyen très répandu pour s’alimenter en information dans nos sociétés humaines.

    Tu le sais que je m’intéresse beaucoup à ce sujet. Et tu sais aussi que la vérité (scientifique, notamment) n’a que faire de cette autorité cognitive. On s’entends. Mais le phénomène sociale de l’autorité est réel et joue une fonction dans une civilisation de l’information (et toute autre société, à ce que je vois)

    Un esprit logique ne semble pas (statistiquement) humain 😉 Tu le sais aussi bien que moi. On est pas, fondamentalement, des êtres rationnels. Même si on aime bien s’attribuer ce qualificatif. Oui, on utilise la rationalité pour comprendre notre monde (et on ne serait pas ici, à discuter, sans cette rationalité) car la science cumule les succès logiques.

    Mais les humains, dans la vie de tous les jours, n’utilisent pas toujours leur esprits critiques…

    Dommage.

    Mais si en Occident certains pensent que les Américains ne sont jamais aller sur la Lune, que l’Holocost n’a pas exister, que Bush a fait les attentats du 11-Septembre, je me demande ce que l’on peut attendre des Chinois face au 6 juin 1989.

    Comme tu dis, ils ont a survivre en premier, avant de chercher la vérité. Mais ça fait mal au coeur d’entendre cette jeune étudiante chinoise dire :

    « Ça fait si longtemps que tout cela a eu lieu. Nous respectons les morts, mais on ne parle jamais de ces évènements entre nous. L’année dernière, il y a eu les Jeux olympiques. Tiananmen, c’est du passé. »

  3. Martin,
    Je suis d’accord qu’une minorité de personne ont le temps et cette capacité de raisonner logiquement et rigoureusement avec ce que j’observe sur l’internet, les média de masse et mon entourage +/- immediat. Bon parfois, quand c’est des politiciens ont peut imaginer qu’ils sont de mauvaise foie et qu’ils savent mieux raisonner en privé que leur discours public.

    Dans cette perspective, ton approche est tres importante et de loin pour la sociéte telle qu’elle fonctionne. Je ne fais qu’apporter un point de vue « scientifique » qui la complete.

    Comme philosophe, je prefere parler des verités et de la réalité. Il y a une multitude de vérité qui décrivent notre réalité. A chacun de choisir, celles qu’il veut découvrir en premier suivant ses centres d’interets.

    Ce qui me fait mal au coeur, c’est si elle souffre de faim, de maladie ou de manque d’amour. L’ignorance n’a jamais tué personne. Il faut revoir ce qui est essentiel et ce qui est secondaire pour un individu. il y a trop d’intello français type Précieuses Ridicules de Molière qui utilisent des grand mots pour des petits maux à mon avis.

    En tant que société, cette mémoire collective permettai ici d’essayer de continuer et de progresser dans les libertés individuelles en Chine. Ca peut accelerer le processus mais il y a un temps de maturation qu’il vaut mieux respecter.

    « Tiananmen, c’est du passé ».

    Elle a raison, parlons du present et de l’avenir proche, une fois tirés les leçons du passé. On parle de l’Holocost depuis 60 ans, on va continuer jusqu’à la fin des temps ? Pauvre allemands ! Je suis pas masochiste à ce point. 😆

    Paul

  4. rationnel que d’appuyer notre intelligence d’un phenomene sur quelques definisseurs primaires (intelligence=(paresse, raccourcis / hyperactivité informationnelle)).
    Excellent billet!

  5. Martin,

    Raison de plus pour être critique avec cette «société de l’information». On a parfois tendance à confondre l’information et sa surabondance avec la connaissance, laquelle, de plus, n’est jamais pure, et pas toujours rationnelle et espérons toujours en devenir. Et si on continue le jeu de domino, la connaissance n’induit pas toujours l’esprit critique et la conscience de l’autre.

    Luc

  6. « Cet incident » ?? Autrement dit, tu qualifi ce qui c’est passé en mai 1989 comme un « évènements sans importance » ! Je ne crois pas que le massacre de Tianamen soit un « incident ». C’est quand même aberrant d’entendre une chose comme ça, surtout si c’est pour dire que de toutes façons, il y a plein « d’incidents » ! A partir de là, on ne condamne rien, vu qu’il y aura toujours quelque chose ! Faut arreter là.

  7. Grosse bourse. ‘incident’ (dans l’avant-dernier paragraphe) fais référence à l’article du Monde:

    « La propagande du parti a fait son oeuvre (…) Vingt ans après ce qui fut décrit comme une « rébellion contre-révolutionnaire » par le pouvoir et qui est qualifié maintenant d' »incident » »

    Source: Le Monde

    En mettant des guillemets, j’aurais évité de cautionner le régime en place. C’est vrai. Merci de le souligner, je vais les ajouter…

    Le point que je veux apporter, c’est que dans la tyrannie de l’information en continu, comme sur le web, toute nouvelle est immédiatement remplacée par la suivante. Et ça, ça fait le jeu des dictatures, mais la technologie ne nous épargne pas non plus… Tout devient un ‘incident’…

  8. Martin,

    À lire aussi de Larose (ma manie de passeur du livre), l’intéressante monographie : «La culture du pauvre». Je l’avais toutefois trouvée un tantinet élitiste…

    Luc

  9. Luc, dans ce livre que tu cites, bien à propos – mais le titre est plutôt «L’ amour du pauvre» – il dit justement quelque chose de pertinent:

    «Parce qu’on leur a appris non à chercher ce qu’il y avait de plus grand qu’eux dans les textes qui les ont précédés, mais à se prendre eux-mêmes comme point de départ suffisant de toute conception et de toutes expressions, ils sont condamnés à réinventer le bouton à quatre trous et à refaire pour eux-mêmes toutes les découvertes de la vie intellectuelle en se croyant les premiers à avoir eu chacune de leurs idées» (p.33)

    Charge accablante contre le système scolaire actuel.

    Mais par ricochet,j’y projette aussi une critique, un tantinet « anticipative », contre la blogoshère qui émergera, s’il avait à le réécrire aujourd’hui (le texte date de la fin des années 90)

    Et par extension, voilà bien une attaque que l’on peut diriger contre cette jeunesse chinoise ignare des combats de leur prédécesseurs.

    Tu as raison sur le côté « élitiste » de Larose. Je crois qu’il en faut, dans la société, pour nous empêcher de penser en rond. Mais dans le cas présent, il ne fait que lui-même répéter les lamentations, qu’il croit être le premier à pousser, sur cette génération montante qui fait table rase du passé – je crois que de tout temps, les jeunes réinventent un peu la roue.

    Mais il faut lui donner ça: dans le cadre précis de son texte, il s’avère que c’est maintenant carrément avec la complicité de l’institution que cette attitude réductrice est appliquée tous…

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