Connaissance

Je ne sais pas (que je ne sais pas), version numérique

«Comment appelle-t-on le XVIIIe siècle, qui a vu triompher la raison et le progrès sur l’obscurantisme et les superstitions ? Seulement 24 % des gens ont su répondre « les Lumières » ».

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Le score obtenu par les Québécois qui ont participé à un test de connaissances générales à choix multiple réalisé par CROP pour La Presse a été de 42%.

42% de bonnes réponses. En moyenne.

Jugez par vous même de la difficulté!

«Question #24: À qui doit-on l’idée d’évolution par sélection naturelle ?»

A) Aristote
B) Charles Darwin
C) Louis Pasteur
D) Isaac Newton
E) Marie Curie

Les autres questions sont du même niveau. Et pourtant, seulement 42% de bonnes réponses!

« Comment peut-on suivre l’actualité s’il nous manque autant de connaissances de base, si l’on ne sait pas, par exemple, ce qu’est une récession ? » — Normand Baillargeon, cité dans l’article.

Le constat qu’en fait ensuite Louise Leduc dans le journal (Lire Un piètre résultat) peut sembler consternant. Comment expliquer un si faible score pour des questions si faciles? Comment doit-on répondre à la question « les Québécois sont-ils cultivés »?

Il me semble qu’on oublie un peu trop vite un certain angle mort dans ce débat.

Sondage, sondage, dis-moi qui est le plus intelligent

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Ce n’est pas dans mon destin de générer des milliers de commentaires dès que je tousse sur les réseaux sociaux, mais quand je partage des liens sur des thèmes intéressants, les conversations qui en émergent sont d’une qualité que je trouve criminel de laisser couler au fond du web 2.0.

Je ramène ici une conversation qui s’est déroulée sur ma page Facebook, une plateforme qui est incapable de nous restituer facilement la mémoire de ces conversations. (Facebook a ravi la conversation aux blogues;  on va collectivement tous regretter un jour d’avoir succombé à la sirène du temps réel.)

Voici des extraits ce qui a été discuté à propos des résultats du sondage:

Josée Plamondon souligne un passage de l’article de Louise Leduc (Un piètre résultat) :

« C’est quand même le paradoxe de la postmodernité. On a accès à toute la connaissance en un seul clic, mais on ne va pas la chercher ».

Effectivement, peut-être qu’implicitement les gens désiraient tester leur capacité de façon autonome?

Alexandre Cayla pose ensuite la question qui tue:

«Pourquoi va-t-on se désoler et se lamenter publiquement de l’inculture de nos compatriotes lorsque très peu de ces informations 1) sont réellement utiles tous les jours et 2) ne sont jamais répétés ou utilisés dans ces conversations courantes…»

Ce à quoi Renaud Roussel ajoute:

«C’est vrai que savoir répondre à ces questions ne veut pas dire qu’on est capable d’expliquer la crise des subprimes ou les causes de la Première Guerre mondiale. Mais ne pas savoir répondre à ces questions (ou à certaines de ces questions) montre qu’on peut difficilement expliquer la crise des subprimes ou les causes de la Première Guerre mondiale.»

Il touche du doigt ce qui titille les intellectuels: certains faits doivent être nécessaires pour la compréhension du monde. Renaud Roussel l’exprime ainsi:

«Comment expliquer la Grande Guerre sans connaître l’importance de la ville où a été assassiné François-Ferdinand ? Au final, la culture générale sert surtout à comprendre (ou à tenter de comprendre) le monde dans lequel on vit…»

Alexandre Cayla renchérit:

«Ce qui m’énerve dans ce type de test est qu’on cherche à savoir combien de personnes se remémorent ce qu’ils ont appris en classe tout en prétendant que ces connaissances sont réellement utilisées aujourd’hui.»

«Si elles l’étaient, on s’en souviendrait si on écoutait le moindrement les médias. Or, ces mêmes médias qui lamentent leur désuétude, font un très mauvais travail de contextualisation.»

Il ajoute que si les médias parlent des subprimes, on peut faire référence au krach de 1929, mais ces deux crises financières sont-elles si apparentées que ça?

«Celui qui sait ces choses, continue Alexandre, soit l’a appris ou revu dans des livres ou en regardant Wikipédia. Cependant, on peut dire qu’il s’agit ici d’un intérêt personnel, pas d’une nécessité sociale.»

Il termine en enfonçant le clou:

«Je ne dis pas que ces connaissances ne sont pas nécessaires, mais les individus plus scolarisés devraient tenter de comprendre un peu mieux la réalité de la société dans laquelle ils vivent.»

Ce que cache dans l’angle mort de ce type de sondage, c’est l’utilisation des résultats pour se sentir supérieur à d’autres classes sociales.

La connaissance pour la connaissance n’est qu’une forme d’élitisme, exécrable surtout si c’est pour cataloguer les gens entre bon et mauvais.

La connaissance est une mise en contexte d’information qui sert à agir. Connaître E=Mc2 ne sert à rien pour un Australopithèque.

Ce que je comprends des résultats du test, c’est que ces connaissances « générales » ne servent pas à certains de nos contemporains.

On peut se demander pourquoi leur réalité n’a pas besoin de ces connaissances. Il semble exister donc des portions de notre monde où ces connaissances ne servent pas.

Le test en fait ne mesure qu’une appartenance au monde de celui qui interroge.

Une «culture générale» qui implique l’exclusion

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Mon score 32/33 (je ne savais pas que Clara Hughes était l’athlète du Canada avec le plus de médailles aux Jeux olympiques) ne me donne nullement le droit de dire que les autres ont « failli ». Juste le droit de dire que j’ai les mêmes références que celui qui a fait le sondage.

Il est facile d’oublier que «la culture générale» sert aux intellectuels pour justifier leur mainmise. C’est compréhensible puisqu’ils agissent avec les idées et que cette culture générale, si elle est bien partagée, leur permet d’aller plus loin encore.

Une certaine culture générale est nécessaire pour fonctionner en société, mais certaines informations sont un « luxe » dans la vie de tous les jours pour certains d’entre nous.

La question est pourquoi il y a tant de gens qui peuvent fonctionner sans ces informations?

Comment la société peut-elle se permettre de fonctionner avec autant de gens qui ignorent ces connaissances-là?

La seule réponse que j’entrevois c’est qu’elle n’a pas besoin de  beaucoup de gens qui possèdent ces informations.

Une culture bien générale?

L’appel esthétique à retenir ce genre de connaissances n’a pas atteint la cible et laisse indifférent une partie du monde. Quelles connaissances ont-ils privilégiées à la place?

Jan Paquin  pense que:

«[…] tout le monde devrait savoir que Pluton a été rétrogradé au rang de planète naine, y compris les comptables et les poseurs de gypse. La culture générale constitue le lien permettant la communication entre citoyens, peu importe leurs conditions sociales.»

Jean-Francois Perreault relève ensuite un contrepoint important :

«[…] ça m’a surpris que les questions sportives portent majoritairement sur le soccer (2 questions) mais seulement une sur le hockey. Cette question portait davantage sur un événement plutôt que sur le jeu lui-même. […] Quand on parle de culture générale, on devrait être capable de couvrir la culture populaire.»

Comme Jan Paquin, je crois que tout le monde devrait savoir que Pluton a été rétrogradé au rang de planète naine, «y compris les comptables et les poseurs de gypse». Je ne comprends même pas que l’on ne puisse pas savoir ça.

Et c’est justement ça que je questionne: pourquoi je ne comprends pas ça? Là est la question!

La culture générale est partiale

Dans son livre «Liliane est au lycée – Est-il indispensable d’être cultivé ?» Normand Baillargeon est on ne peut plus direct:  les exclusions relatives à la culture générale sont sexistes , racistes et ethnocentristes.

Avoir une culture générale constitue un précieux capital pour les intellectuels qui en maîtrisent très bien les codes et les contenus. Ils ont tout à fait intérêt de souhaiter la propagation, car ils peuvent ensuite proposer leurs produits intellectuels.

Il s’agit toutefois d’une culture savante (admirable, au demeurant),  mais qui laisse de côté la culture populaire et celle de groupes ethniquement/culturellement différentes.

Le «piètre résultat» du sondage est en fait un constat d’une balkanisation culturelle qui s’amplifie à l’ère du buffet chinois des contenus en ligne.

La culture générale élève le citoyen

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Le danger qui nous guette c’est qu’en l’absence d’une compréhension mutuelle entre les intellectuels et la population, il ne peut y avoir de société fonctionnelle (ou, puisque cette société existe et semble pourtant fonctionnelle, elle n’a peut-être pas besoin d’intellectuels?).

La culture générale, si on arrivait à recentrer sa définition en la faisant davantage reposer sur la pensée critique, scientifique ou logique, serait déjà un pas vers une réconciliation.

Car Internet a ouvert la voie au peuple pour qu’il se débrouille seul pour se faire sa propre idée –quelle soit bonne ou fausse est un autre débat. Ce peuple s’émancipe de ces intellectuels et de ses préoccupations.

Le problème est que la valeur réelle de la culture générale porte davantage sur « le sens critique », et moins sur « par coeur ». Mais voilà, c’est facile à dire et dur à mettre en place. Car le « par coeur » de cette « culture générale » a aussi ses vertus

Puisqu’Internet conserve tout ce qui est écrit, aussi bien les fausses informations que les valides, seuls les compétents en culture générale ont les moyens de valider l’information, car l’étendue de leur sphère de connaissance induit une compétence qui permet une discrimination éclairée.

Il va falloir s’y faire: l’accès à l’information ne garantit plus rien. Trouver en ligne n’est plus une preuve, puisqu’on trouve tout et son contraire.

Dans mon cas et celui de mes lecteurs aussi, « nous savons que nous ne savons pas ». À l’âge du numérique, que veut dire une société qui a réussi à 42% ce test de « culture générale »? Sont-ce des gens qui ne savent pas qu’ils ne savent pas?

Si cette culture générale porte seulement sur la rétention de contenu, la surabondance des contenus montre que chacun risque de s’enfermer dans sa propre chambre écho.

Si cette culture générale repose sur un esprit critique, une logique scientifique et une curiosité éclairée, on devrait repenser les « tests de culture générale »…

Parce qu’à ce jeu de la « connaissance générale », l’ordinateur Watson a montré qu’elle est du domaine de l’intelligence artificielle…

Lire aussi sur Zéro Seconde : Abdiquer « l’intelligence » au robot?

 

Martin Lessard
Conférencier, consultant en stratégie web et réseaux sociaux, chargé de cours. Nommé un des 8 incontournables du Montréal 2.0 (La Presse, 2010). Je tiens ce carnet depuis 2004.
http://zeroseconde.com

6 thoughts on “Je ne sais pas (que je ne sais pas), version numérique

  1. Martin,
    Je ne sais pas si c’est mon dernier commentaire qui t’a inspire cela. 😉
    Cet article survole plusieurs choses très intéressantes mais il va un peu trop vite a mon humble avis.

    Pour compléter et préciser certains points d’un article qui pourrait se transformer en livre tellement il y a de choses a dire.
    1. La culture générale d’un intellectuel québécois ne sera pas la même culture générale d’un intellectuel français. En France, personne ne vous trouvera inculte si vous ne connaissez pas un champion de hockey canadien.

    2. la culture nationale repose sur des connaissances qui peuvent être fausse mais admise comme vrai. La culture peut nous aider a mieux comprendre le monde mais aussi parfois nous éloigner de la vérité scientifique que cela soit par religion ou autre croyance populaire.

    3. La culture ne suffit pas, il faut savoir raisonner. Rien de plus triste que de voir une personne cultivée s’emmêler les idées et raisonner mal. Car même si les données de départ sont juste (connaissances) le résultat final est faux (mauvais raisonnement)

    4. « Mieux vaux une tète bien faite que bien pleine ». L’apprentissage de toute ces connaissances a cependant un avantage d’entraîner sa mémoire en plus de donner une meilleure compréhension du monde local et international, présent et passe.

    Je pourrais continuer encore dans un article voir un livre 😆 mais plusieurs érudits ont déjà du écrire ce genre d’ouvrage.

  2. Paul, merci pour cet ajout. Ça résume bien!

    Même si plusieurs « érudits ont déjà du écrire ce genre d’ouvrage», n’hésite pas à le faire, car ces écrits sont nécessaires! 🙂

  3. Je trouve ce questionnement très intéressant. Il me rappelle un échange vigoureux que nous avons eu dans un certain cours sur les médias numériques à l’Université de Sherbrooke (cours dirigé par vous mon cher).

    Il y avait dans la classe une jeune Française qui arrivait au Québec et qui en était à son premier cours. Nous avons eu une discussion sur la « culture générale ». L’argument le plus utilisé par certains Québécois du groupe était « l’inutilité de la culture générale dans la vie de tous les jours ». Cette même jeune femme n’arrivait pas à imaginer que des gens puissent ne pas comprendre l’importance de la culture générale même si son « utilité » n’était pas si présente dans la vie de tous les jours.

    Où je veux en venir? Est-ce que ce désintérêt pour la culture provient de la société dans laquelle nous vivons? En voyant comment agit notre ministre de l’éducation actuel, comment peut-on croire en l’importance de la culture?

    Personnellement, je ne peux me désoler, non pas du résultat de ce test, mais du fait que certaines personnes n’ont simplement aucune culture générale. Malgré qu’il semble inconcevable qu’une personne puisse croire que l’Europe fait partie de l’Italie, j’ai malheureusement dû expliquer à une personne, qui n’est pas stupide, que l’Europe était un continent et que l’Italie était un pays qui en faisait partie.

    Peut-être devrait-on faire un choix de société dans lequel nous valoriserions un peu plus cette culture générale supposément inutile.

  4. François, je me souviens très bien de cette discussion.

    La culture générale, il faut le répéter, c’est en ayant déjà des connaissances que nous pouvons nous permettent de faire des liens.

    Il faut croire que pour bon nombre de citoyen, ce genre de liens ne leur semble pas utile. Et que la société s’en accommode très bien…

  5. Ça m’a frappé beaucoup ce sondage, notamment parce que je n’aurais jamais cru que ces questions qui me semblent si simples auraient été aussi ratées. Je ne dis pas que tout le monde devrait tout savoir ce qui est présent dans ce test. J’ai échoué à peu près toutes les questions concernant le sport, parce que ça ne fait pas partie de mes intérêts, mais ça ne veut pas dire que je ne trouve pas que c’est important. Mais il reste que le score global est très peu élevé et que c’en est déplorable.

    Maintenant, comme vous le dites bien, il y a effectivement une différence entre les connaissances factuelles et l’habileté à raisonner. La citation de Renaud Roussel est à mon sens très éclairante:

    «C’est vrai que savoir répondre à ces questions ne veut pas dire qu’on est capable d’expliquer la crise des subprimes ou les causes de la Première Guerre mondiale. Mais ne pas savoir répondre à ces questions (ou à certaines de ces questions) montre qu’on peut difficilement expliquer la crise des subprimes ou les causes de la Première Guerre mondiale.»

    La partialité de ces questions n’empêche pas, justement, qu’on puisse se questionner sur la culture générale elle-même. Au fond, si toute culture est partiale, il faut se questionner – avec un certain bagage culturel, justement – sur ce qui peut nous pousser à choisir de s’intéresser à certains faits plutôt qu’à d’autres.

  6. Tout le monde à de la culture. Seulement c’est pas la même pour tous.
    Ce que vous vous appelez culture générale, pour moi c’est de la culture élitiste.
    Ce n’est pas important de savoir QUI a établie l’idée d’évolution par sélection naturelle, ce qui est le plus important c’est juste qu’elle a été établie et encore.
    Qu’est-ce qui fait que cette connaissance est plus importante que faire la différence entre courant alternatif ou courant continue ? plus importante que de savoir qui est Zlatan ?

    Bref pour certains cette culture élitiste est importante parce qu’elle acquise par ces derniers. Et pourquoi elle est acquise ? parce que ça les intéresse.

    Hors on a pas tous les mêmes intérêts donc pas tous la même culture. Et c’est tant mieux.

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