Culture

L’après culture numérique

L’émergence de la culture numérique issue du web nous a fait prendre conscience que, jusqu’ici, ce que nous appelions la « culture » était en fait la « culture du livre ».

C’est ce qui explique une certaine crainte (et même une crainte certaine) de la part de gens, surtout éduqués, face au numérique.

Serge Tisseron, directeur de recherche à l’Université Nanterre-Paris Ouest, invité à une émission de Place de la Toile en mars dernier sur le sujet de la « Culture du live et de la culture des écrans » explique pourquoi il en est ainsi.

«Depuis la révolution de l’imprimerie, nous vivions dans la culture du livre comme les poissons dans l’eau, c’est-à-dire en ignorant qu’il y a d’autres espèces qui vivent autrement, qui respirent l’oxygène de l’air. La culture numérique a propulsé à l’avant-plan la culture de l’écran. »

La culture est l’écran!

Si on définit la culture comme un ensemble de savoirs, de croyances et d’habitudes acquises en société, on doit accepter que la culture numérique soit une culture comme les autres. (Je vous vois lever les yeux au ciel –Oui, je sais, je sais, il faut mettre les points sur les i)

Mais si on entend culture comme le développement intellectuelle par l’apprentissage des arts, de la littérature et des sciences, comme on se l’imagine aux Lumières, le numérique ne peut être une culture, car elle est un procédé qui nous rend servile et nous restreint dans la compréhension du monde. (je vous vois avec des points d’interrogation dans les yeux — Oui, si « code is law« , le réseau ne nous rendrait pas si libre après tout)

Pour être plus précis, si on l’entend de cette deuxième façon, il est possible de ne pas voir dans le numérique une culture.

Manifeste numérique

Circule en ce moment, un « énoncé d’intention sur la production culturelle numérique et interactive québécoise » (Le manifeste des nouvelles écritures) qui se veut un plaidoyer pour soutenir une création interactive: elle n’est pas une déclinaison d’une autre forme d’expression et a une démarche qui lui est propre.

«L’industrie de l’interactivité est une industrie culturelle. Ses créateurs ne sont pas des fournisseurs de service. C’est par une pratique appuyée qu’émerge une culture d’auteurs.»

À moins de voir le beau webdoc Fort McMoney, un « jeu documentaire » accessible en ligne depuis lundi, comme une machine pour assouvir nos besoins et nous empêcher de nous élever, force est de constater que la culture s’exprime aussi par le numérique.

L’auteur, David Dufresne, nous fait parcourir une ville, Fort McMurray, à la rencontre de personnages et de lieux qui alimenteront votre réflexion sur l’environnement, l’industrie pétrolière et les conditions sociales qui sous-tendent tout ça. (lire mon billet sur Triplex: « Est-ce un jeu? Est-ce un docu? Non, c’est Fort McMoney! »)

Le sujet n’est ni nouveau ni sous les radar des médias. Mais est-ce que, après voir investi 870 K$, verrons-nous «l’interactivité changer quelque chose dans la façon de rejoindre le public et de l’impliquer»?, demande Dominique Willieme, le producteur de l’ONF qui est derrière le projet avec ARTE, cité dans le New York Times il y a quelques instants.

La question n’est pas anodine. «L’acte de diffusion fait partie du geste de création» dit le point 7 du manifeste.

Quel public sera au rendez-vous? Quel impact aura-t-il sur la perception de la culture numérique? Les plus heideggeriens d’entre vous, s’il en existe encore, n’accepteront pas que la cybernétique puisse « créer ». Au mieux, Fort McMoney n’est que l’assemblage d’autres arts et la somme des parties ne fait pas naître un tout supérieur.

Pour eux, seul le livre compte, le reste n’est que « régression intellectuelle ». Mais, sérieusement, ils sont aujourd’hui dans une position minoritaire. Il est loin mon dernier billet sur le dernier de ces hommes et leur vision de « l’épidémie blogueuse« .

Il leur faudra apprivoiser l’idée que l’auteur fait de son audience un flux parmi d’autres flux (c’est l’aspect jeu de Fort McMoney où nos décisions ont une influence sur le déroulement). Cette oeuvre ne relève pas de la logique auctoriale traditionnelle, mais d’une logique de relation qui relient le spectateur/acteur avec les interviewés/acteurs.

Le numérique peut aussi offrir un temps à la méditation. Il faut juste troquer les promenades dans le bois (les Holzwege d’Heidegger) pour une séance de navigation en ligne.

Qui dépassera la culture numérique?

McLuhan disait:

« La télévision ne sera pas comprise avant d’être dépassée par un nouveau média. Quand survient la désuétude, tout média devient une forme d’art, et c’est à ce moment-là qu’il est possible de s’en servir. Le média cinéma et le média photographie sont mieux compris depuis l’apparition de la télévision. » (cité par Jean PARÉ. Conversations avec McLuhan, 1966-1973. Éditions du Boréal, via le blogue du Fonds des Médias)

Si on pousse l’idée, on peut dire que la télévision, qui vit avec ses séries (surtout américaines) son âge d’or, se voit conférer maintenant un aura artistique, une reconnaissance culturelle si longtemps refusée, parce que derrière elle poussent les nouveaux contenus numériques qui devront, maintenant, commencer leur traversée du désert.

Faudra-t-il attendre que la culture numérique se fasse dépasser pour qu’on la reconnaisse? Le penser, c’est penser ce qui vient ensuite.

Martin Lessard
Conférencier, consultant en stratégie web et réseaux sociaux, chargé de cours. Nommé un des 8 incontournables du Montréal 2.0 (La Presse, 2010). Je tiens ce carnet depuis 2004.
http://zeroseconde.com

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