L’anonymat sur Internet a apporté son lot de désolation. Spam, troll, vulgarité et lynchage. L’arrivée de l’identité numérique en serait-elle l’exact opposé?
Steve Proulx, du journal Voir, pense que oui et emprunte ces mots à Teddy Wayne du USA Today: «nous nageons de plus en plus dans une sorte d’Internet « aseptisé », où le ton badin est utilisé à toutes les occasions. […] Facebook et Twitter, c’est la mort de l’authenticité…». Nuançons.
Steve Proulx insiste pour dire que «la critique est tout à fait légitime. Plusieurs, d’ailleurs, pensent la même chose. Mais personne ne le dit.» Il y a comme une retenue sur les réseaux sociaux. Mais encore plus de retenue sur Facebook que sur Twitter. Car, et Michelle Blanc le souligne bien dans sa réponse à Proulx, Facebook «est une collection de ce que l’on nomme » des amis » ».
«On est solidaire de toutes les causes. On aime tout ce que font nos amis. On félicite en série. Et quand c’est l’anniversaire de quelqu’un, on beurre son babillard de fleurs.»Ce débat porte sur la responsabilité de sa voix en public. Blanc répond«[Sa] vision « moumounesque » de la gentillesse 2.0 est donc à mon avis très parcellaire.» Essayons de discerner pourquoi elle est parcellaire.
Identité, authenticité, voix
Ce qui se discute ici, c’est la responsabilité de sa voix en public. Et Twitter/Facebook ne fait que rendre formelles des contraintes qui existaient avant. En utilisant les médias sociaux, nous y associons notre identité et notre voix.
Or, notre voix ne nous appartient pas tout à fait. Et oui! Notre personnalité dans la sphère publique n’est pas entièrement sous notre contrôle. Même dans le monde merveilleux de l’autopublication, on ne publie pas tout ce que l’on veut. Une certaine pression existe.
Paroles publiques, pas de lieux privés
L’usage des médias sociaux est une prise de parole en public. Si tu veux parler contre quelqu’un, il est impossible que cela se fasse dans son dos : toute parole est obligatoirement frontale. Il n’y a pas de place pour «parler dans le dos de quelqu’un». Il n’y a pas de revers, tout ce que l’on affirme sur quelqu’un lui arrive aux oreilles (ou sur son agrégateur). Tout finit par se savoir (ou se faire indexer).
Or, nous ne sommes pas prêts à parler contre quelqu’un devant lui, tout le temps, tout de suite. Il faut des arguments. Il faut se préparer à se battre, à essuyer des coups et répondre. Twitfight, flame, trolling. C’est inévitablement violent (à tort ou à raison). Ce n’est pas quelque chose que l’on fait tous les jours. Le silence est alors parfois un bon sanctuaire.
Auto-censure
Un certain consensus de respect s’installe. Ce qui émerge c’est une stratégie de respect et de construction où nos voix se mélangent et où les médisances n’ont pas facilement leur place (une parole méchante est si facilement échappée). Sur le web, chacun a une authenticité contrôlée, comme dirait Michelle Blanc.
Ou alors, puisqu’il n’y a pas d’échappatoire, la confrontation ne peut être que violente puisqu’il n’y a pas d’autre soupape. L’anonymat permet ça. La distance ou l’ignorance aussi. Ou la détermination d’avoir raison.
Ce qui tend à se mettre en place c’est donc ça: le respect et de la construction de bonne relation. Si je sais que l’autre va lire (éventuellement) ce que j’ai écrit, je dois l’écrire en conséquence. À terme, on protège ainsi notre espace et respecte celui des autres. Une forme d’auto-censure…
Authentique
Être soi-même, ce qu’on appelle être authentique, et c’est ce que vise Proulx, n’implique pas le laisser-aller à toutes ses impulsions. Mais que le surplus de civilité remarqué dans les réseaux sociaux ne le surprenne pas. Il y a tant de choses à faire dans les merveilleux mondes numériques, que tout différent ne mérite plus bataille. Et si on peut étendre cette civilité au-delà de notre cercle et englober une grande partie de la population, grand bien nous en fasse…
A moins que parfois, sur le net, la violence affichée soit un palliatif au manque de personnalité. Une espèce de raccourci fulgurant, un artefact, voire une paresse. La violence est tellement immédiate alors que la personnalité se construit, se savoure, se découvre, et finalement, s’apprécie. Ou non. La violence est trop souvent sans effort. Mais elle est belle quand elle est unique et empreinte de personnalité.
Que c’est bien dit. Je ne peux être que d’accord. Il y a comme une forme de jalousie de l’autre que de s’y attaquer ad hominem. Peut-être alors que sa personnalité, justement, «hors ligne», «dans la vraie vie», n’est pas celle qu’il souhaite et que le numérique lui permet de se défouler. La non-authenticité serait non pas numérique et 2.0 mais bien présente avant…
Vincent Olivier me dit par TWITTER que sans la violence, ça s’appelle de la séduction.
Je ne me suis pas encore résolu à accepter la puissance nietzschéenne comme de l’authenticité. Je sais que son discours est très «violent» envers les «faibles».
Sous cet angle-là, alors, mon point de vue serait judéo-chrétien (cloaque mental, que je devrais éviter). Ça mérite l’exploration….
L’authenticité doit-elle être violente?
Je comprends qu’en polarisant on crée des images plus fortes. Mais cela dit, je demanderais tout de même en retour : y’a-t-il des nuances, d’autres modes d’action et d’être, quelque part entre la violence et l’édulcoré total? Peut-on ne pas être d’accord, sans être violent ou discuter une idée sans « parler dans le dos ».
Le consensus poli, le débat civilisé, faisaient parti du mode de communication que l’on retrouvait il y a belle lurette sur les forums anglophones, par exemple le Utne Café. Bien avant ce que nous nommons les médias sociaux. C’est le propre d’une communauté, les éléments dissonants sont expulsés ou ignorés et en ce sens, Facebook est plus communautaire que Twitter.
Steve questionne de façon peu appuyée certains aspects des médias sociaux, sans son appel à Michelle, »papesse du web », en discuterait-on? Peut-être pas.
Ce qui montre bien que tout peut être interprété : les silences, les paroles, les élans d’affection surfaits, comme les attaques injustifiées. La communication est codée partout où elle se tient, la violence est parfois dans un sourire, parfois une tape, surtout dans le dos fait du bien.
Merci Nadia pour la précision.
Je dois avouer que le débat semble se poser en terme binaire dans le cadre de la polémique autour de la «papesse du web». Qui a tiré en premier? (Mais y a-t-il eu seulement un tir?) La bataille a dégénéré rapidement en guerre de tranchées, donnant raison à Proulx (le silence cache la mort de l’authenticité) et à moi (dès que commence la conversation, la violence apparaît rapidement).
Ceci dit, nuançons.
Ce débat concerne des «grandes gueules» qui ont aussi une «image publique» à défendre (Petrowski, Blanc, Proulx). Je crois que le terrain du débat actuel (quand quelqu’un, la papesse, occupe un territoire plus «grand» que ce que les biens pensants le veulent) ne peut-être que propice à ce genre d’escarmouches…
Mais ce n’est pas tous les terrains qui génèrent ça. Je dois avouer que sur mon blogue, il n’y a pas de dérapage de la sorte, ni de troll. On ne joue pas sur l’identité, mais sur les idées. Et comme je ne touche pas à la politique, c’est très civilisé…
Je touche du bois.
La seule fois où il y a eu une «flame war», c’était un débat extérieur qui s’est réfugié ici dans mes commentaires (appelons ça un dégât collatéral d’une guerre éloignée). C’était un conflit entre Michel Leblanc et Martine Pagé.
Dans un monde où, de plus en plus, les actions (surtout collectives) comptent davantage que les mots, l’authenticité s’exprime par l’association et l’action commune.
Personnellement, je n’ai plus vraiment le temps d’être en désaccord avec qui que ce soit: je suis trop occupé à bâtir sur du « common ground » avec ceux qui veulent aller dans la même direction que moi.
Le retour sur l’investissement de temps dans l’expression d’un désaccord est généralement faible; par contre, l’expression (bien sûr sélective) d’accords me semble en valoir la peine parce qu’elle consolide notre capital social.
(Autrement dit, ce n’est pas tant une question de retenue que de parcimonie dans l’utilisation de son temps.)
Merci Sébastien. Tu résumes en quelques phases ce que je cherchais à dire!
Le retour sur l’investissement de temps dans l’expression d’un désaccord est trop faible par rapport aux avantages de la construction du consensus avec les gens vont dans la même direction que soi.
Génial!
Merci! Il faut noter qu’avant l’avènement de la transparence sociale (qui se fait chaque jour plus grande), il était beaucoup plus difficile de trouver « les gens qui vont dans la même direction que soi ». La « construction de consensus par agglutination sociale » n’était simplement pas praticable.
Ces nouveaux modèles de contact (Twitter et FB par exemple) nous font sortir de notre zone de confort, de notre modèle social actuel.
Ils permettent également une certaine forme d’anonymat, qui facilite le défoulement chez des gens qui refoulent de la violence.
Pas surprenant que ça dérape et qu’on découvre chaque jour des groupes FB atroces ou que les gens tendent à se valoriser avec le nombre d’amis ou de suiveux. Qu’ils tombent dans la miellerie aussi, souvenez-vous les 1ers envois de groupes par email « si tu m’aimes, retourne-moi ce courriel ! ». Extension peut-être de « si tu m’aimes tu vas m’acheter un cadeau pour ma fête ». Les mêmes comportements, avec des moyens différents.
Julie, la zone de confort est effectivement plus petite: les réseaux sociaux amplifient démesurément chacun de nos gestes. Ce «broadcast de nos émotions» (positives ou négatives) demande un certain ajustement pour que l’on puisse s’acclimater. Une éducation qui va prendre des années…