Academie Connaissance Emergence internet Médias sociaux Mobile Realite_augmentee Tendance

Internet comme sixième sens?

En repensant au passé pré-internet (cette ère qui s’estompe tel un rêve dont la véracité nous semble furtivement s’effriter au fur et à mesure qu’on s’en éloigne), on se demande «comment on pouvait faire avant»? André Gunthert apporte dans son blogue quelques réflexions (ici et ici) sur la portée de cette connexion permanente de l’esprit aux données numériques ambiant. Détaillons (Allez vous faire un café, on ne la fera pas à la Twitter).

D‘amblée, reconnaissons qu’il ne s’embarrasse pas d’épargner notre sensibilité d’homo-pré-internicus (c-à-d les plus de 20 ans): Gunthert avoue qu’il ne sait pas si, avant, nous étions intelligents, mais il est sûr d’une chose, au moins: c’est qu’avec Internet, nous le sommes davantage.

«Si je tente d’évaluer le nombre de signalements dont je prends effectivement connaissance par le biais des réseaux sociaux, l’ordre de grandeur de la multiplication est largement supérieur à 1000».

Cet enseignant-chercheur, spécialiste des cultures visuelles et des cultures numériques, ne noie pas sous d’obligeantes citations académiques, et autres références pontifiantes, le fait indiscutable qu’Internet a été une grande invention (on se reparlera sérieusement une autre fois de cette lourdeur chez certains académiciens de vouloir toujours éviter l’opinion pour privilégier les sources superfétatoires quand ils tentent de décrire les récents développements d’Internet. D’ici là vous pouvez relire en quoi leur savoir est parfois pesant par rapport à la légèreté de la connaissance profane, sujet que j’ai déjà abordé ici jadis).

Gunthert ne se gêne pas pour affirmer ainsi: «[P]our quelqu’un qui a connu le monde d’avant-internet, [c’est] tout simplement miraculeux.» (source)

“Comment faisiez-vous avant internet?” 

http://www.vintageadbrowser.com/communications-ads-1940s/2#ad12l612i47uomfo

Après une expérience de déconnexion forcée, mais agréable (il s’agissait de vacances hors du territoire de son fournisseur mobile), Gunthert devait reconnecter avec le temps long –celui de la contemplation de la mer– conditionné par son choix géographique et balnéaire.

Cette déconnexion n’était nullement un retour aux sources, mais une exception dans sa réalité: il n’y a guère plus que le temps des vacances et de la retraite pour s’offrir un tel luxe. «Le chômage, autre forme de temps vide, est beaucoup trop stressant pour qu’on apprécie de profiter nonchalamment d’un temps moins libre que contraint».
L’étrange sentiment qu’il a vécu — et que vous lecteurs avez aussi vécu, j’en suis certain– est cet insolite sentiment que le net avait envahi inéluctablement nos vies privées. Nous sommes rendus à prendre pour acquis que nous pouvons en tout temps «interroger notre environnement». Ce n’est plus seulement au travail que nous questionnons le web, mais aussi dans nos moments personnels à propos de tout et de rien qui nous entoure.
Alors, sans connexion internet, on se retrouve à «affronter la vie» comme si on était «aveugle, sourd et muet»:

«Quel temps fera-t-il demain? Quelle est la forme de la côte? A quelle distance suis-je du rivage? Comment s’appelle cet oiseau? Comment s’explique la configuration de ce massif? Quelle est l’histoire de ce quartier? Que signifie le nom de cette rue? Boulet a-t-il posté une nouvelle note? Ai-je des commentaires sur Culture Visuelle?» (source)

Il conclut ainsi (je souligne):

«Pendant toute cette semaine, je me suis aperçu, médusé, de toutes les questions que j’avais pris l’habitude d’adresser à mon environnement, sachant que j’avais de grandes chances d’obtenir un résultat. La puissance documentaire d’internet a élargi le monde et augmenté notre vision dans des proportions inimaginables. Plus que des réponses, le savoir infini du web nous a appris à ne plus jamais refuser de nous demander comment, qui et pourquoi. Plus encore que la connaissance, il nous a apporté un émerveillement, une vigilance et un questionnement inépuisables.» (source)

Les savants ordinaires

http://herd.typepad.com/.a/6a00d83451e1dc69e2016761ca7532970b-800wi

Gunthert ne pense pas que la curiosité était absente du monde pré-internet. Mais notre curiosité y était limitée par la disponibilité des informations et du temps libre à notre disposition. La curiosité savante était affaire de riches; seuls ceux qui étaient indépendants de fortune pouvaient espérer trouver réponse à des questions éloignées des préoccupations terre-à-terre (comme survivre versus traduire un texte grec ancien).

Aujourd’hui, comme évoquée dans les commentaires à son deuxième billet, la curiosité intellectuelle est devenue accessible à tous:

«Pas besoin d’avoir de longues heures de loisir pour s’instruire, ni même de fréquenter des lieux de savoir souvent épeurants pour qui n’est pas tombé dedans tout petit. On se questionne à son rythme, on trouve les réponses adaptées à son entendement.» (source)

Il faudra éventuellement se demander quel type de prédisposition il faut pour qu’Internet devienne ainsi un telle source d’inspiration. À celui qui sait distinguer la crédibilité d’une information, Internet est le plus passionnant des outils d’apprentissage. Pour l’incompétent, c’est une illusion fatale qui l’enferme dans ce qu’il croit déjà savoir.

Il m’est apparu cet été aussi qu’Internet était entré définitivement dans ma vie personnelle (et non plus seulement relié à ma vie professionnelle). Si j’arrivais à éviter d’aller lire mon fil RSS des meilleurs blogues du monde, il m’était difficile de me passer de Google Map, Wikipédia, Facebook ou Twitter, puisqu’ils étaient devenus mes points de contact pour lire, voir et interroger la réalité.

Via mon mobile, Internet est devenu mon 6e sens…

McLuhan et l’extension de nos sens

Marshall McLuhan avait très tôt entrevu –et probablement a été longtemps le seul– que les impacts sociaux et individuels des réseaux ne résulteraient pas d’une avancée technique per se, mais qu’il découleraient bien d’une redéfinition de l’espace médiatique dans la société même et entre les individus.

Boris Baude, dans son livre, plus récent (voir mon billet), a suggéré une géographie du virtuel en posant la question: de quoi Internet est-il l’espace? On dit souvent qu’Internet abolit l’espace. Beaude dit au contraire qu’Internet crée de nouveaux espaces avec de nouvelles propriétés. Internet est un espace relationnel (même s’il n’est pas situé dans un lieu).

Mais McLuhan conçoit les médias électroniques comme une extension des sens. Il a été jusqu’à dire que l’humanité entière deviendrait comme une extension de notre peau. C’est l’autre façon qu’il avait de parler du village global. [Si vous avez du temps libre, écoutez l’émission de Xavier Delaporte qui porte sur McLuhan].

Le médium détermine la perception sensorielle qui sera filtrée par elle. Il établit la manière d’être ensemble, il le façonne même. McLuhan ne dit pas autre chose finalement que ces outils changent notre rapport au monde. Voyez comment vous communiquez différemment via Twitter, Facebook ou LinkedIn.

Il n’est pas de façon plus abrupte de le comprendre aujourd’hui ces théories prémonitoires qu’en se débranchant d’Internet. Plus que toute autre technologie (la télévision, le radio, le téléphone, etc.) nous allons avoir plus de mal à nous en passer…

Je ne dis pas qu’il est indispensable. Je suggère simplement qu’il est devenu pratique d’utiliser ce 6e sens pour mieux appréhender le monde. Les 5 premiers sens permettent à l’homme de percevoir le monde qui l’entoure et correspondent chacun à un organe. Mais à quel organe est relié ce 6e sens?

Ce 6e sens vient de nos capteurs branchés aux bases de données du monde interconnecté.

Réalité intégrée

Si la prémisse est bonne, c’est-à-dire qu’on va réellement embrasser le pouvoir d’interroger à volonté notre environnement, nous ne nous contenterons pas seulement d’optimiser technologiquement nos 5 sens (c’est déjà commencé), mais nous serons tentés aussi de vouloir connecter directement le cerveau aux senseurs eux-mêmes pour accéder à une autre réalité des choses — des données, organisées ou non, dans des bases qui « augmenteraient» le monde.

La «réalité augmentée» existe déjà. Du moins, le concept est lancé (j’en ai parlé jadis ici) et la première intégration annoncée sera les lunettes Google, encore à l’état de prototype. Dans 20 ans, on trouvera risible ces avancées. Depuis 1 an ou deux, on a déjà réussi à connecter des neurones à des puces de silicones, et le développement d’une communication directe homme-machine n’ira qu’en s’accélérant.

Il semble qu’un chemin se trace devant nous où, dès qu’on ne peut plus se passer d’interroger le monde à travers nos outils –aujourd’hui primitif–, nous chercherons à optimiser cet acquis pour posséder une plus grande puissante pour accéder à la réalité augmentée, qui sera en fait une réalité intégrée.

Se connecter d’une façon ou d’une autre à un accès vers les bases des données sans passer par nos organes (un disque dur cervical? du stockage de données dans notre ADN? du big data pompé dans notre nerf optique?), c’est en fait un nouvel organe qu’on se greffe.

Profitez de vos prochaines vacances déconnectées. Ce seront vos derniers souvenirs de «l’ancien temps»…

Martin Lessard
Conférencier, consultant en stratégie web et réseaux sociaux, chargé de cours. Nommé un des 8 incontournables du Montréal 2.0 (La Presse, 2010). Je tiens ce carnet depuis 2004.
http://zeroseconde.com

5 thoughts on “Internet comme sixième sens?

  1. C’est bien d’interroger l’environnement avec notre 6e sens, mais qui nous donne les réponses? Google, Bing, Apple? À travers la réalité (et les intérêts commerciaux) de quel groupe allons nous obtenir nos réponses? L’article d’Oliver Burkeman dans The Guardian du 28 août dernier et repris en français par Xavier de la Porte dans Internet Actu souligne très bien cette question http://www.internetactu.net/2012/09/17/cartographie-numerique-a-travers-loeil-de-qui-regardons-nous-le-monde/.

  2. Régis, la question est tout à fait pertinente. Et probablement la seule qu’il faut aborder de prime abord. Mais sans minimiser ces biais technologiques, j’aimerais souligner qu’on peut aussi amener les gens à voir le monde à travers un filtre sans nécessairement que ça soit un outil. Juste la façon que certains salafistes ont interprété la vidéo « Muslim Innocence » ou les caricatures de Charlie Hebdo montre qu’on n’a pas attendu Internet pour saturer nos sens de visions qui ne nous appartiennent pas. Les médias ne sont que ça.

  3. D’accord. En d’autres termes, « le médium est le message (et le massage) », mais il n’en demeure pas moins vrai que le contenu est aussi le message. Comme le dit bien Florian Sauvageau dans la préface de l’édition québécoise de Pour comprendre les médias (1993), le message de McLuhan n’aurait pas eu autant d’impact s’il avait écrit « le médium est peut-être en partie le message ». Ce qui en soi confirme l’importance dudit message!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *