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Égypte et internet, qui contrôle qui?

En écoutant ce matin Thierry Garcin, aux Enjeux internationaux sur France Culture, parler, avec son invité, d’Internet comme «d’un instrument de puissance géopolitique» et du besoin de sa maîtrise par les puissances internationales, ça a titillé mon oreille au moment même où je lisais Christian Rioux dans le Devoir écrire sur les déboires de l’Égypte en minimisant, inversement, l’impact d’Internet, je me suis dit que mon «multitasking» matinal sur les «médias trads» n’était pas si improductif finalement.

Révolution, numérique ou nonÀ la radio, on y disait que « le contrôle d’internet est aussi important que les guerres commerciales et coloniales du 19e siècle» (dixit l’invité, Laurent Bloch, directeur des Systèmes d’information de Paris-Dauphine).

Certains états trouvent ça insupportable, mais n’y peuvent rien (il cite une Europe impuissante devant les Américains qui fabriquent à la fois les logiciels et les matériels qui font marcher Internet), mais d’autres aussi trouvent ça insupportable, mais interviennent pour changer la situation (il cite la Chine qui s’est coupée carrément d’Internet avec un système parallèle de noms de domaines, un « annuaire » d’adresses internet «sinisé»).

La rivalité, maintenant au grand jour, entre la Chine et les États-Unis dans ce domaine, a été ensuite le sujet du reste de l’interview radiophonique (disponible en baladodiffusion pendant quelque temps, ici). Les attaques, organisées, secrètes ou mafieuses, ne sont pas différentes des actes de pirateries en haute mer sur les voies de communication au temps où l’Empire britannique contrôlait les océans.

Aux armes, internautes

Internet est bel et bien une arme stratégique, et commerciale. On en voit les traces notamment avec Wikileaks récemment et la révolution verte en Iran qui ont consacré Twitter comme arme politique de Washington. (Lire mes billets Ligne de démarcation pour comprendre l’assaut étatique contre Wikileaks et Twitter entre dans l’armement stratégique américain, pour les implications politiques dans les médias sociaux).

Que l’Égypte ait coupé Internet il y a quelques jours pour contrecarrer les manifestations en cours démontre probablement la puissance, à double tranchant, d’internet. Dans ce cas-ci, il s’agit d’une «affaire intérieure» et touche principalement la communication et le transfert d’information.

Est-ce que je me trompe, mais n’est-ce pas là la première fois de l’histoire qu’un gouvernement «débranche son peuple»?

Le post de gloire arrivé

En ouvrant le journal ce matin, on peut être surpris (?) de lire de la plume de Christian Rioux, dans sa colonne au Devoir: «S’il fallait en croire certains, sans Facebook et Twitter, il n’y aurait jamais eu de soulèvement en Tunisie et en Égypte. En a-t-on assez lu de ces reportages jovialistes décrivant une jeunesse arabe mondialisée qui passerait ses longues journées à gazouiller sur ces nouveaux médias prétendument «sociaux»?» (source)

Non pas que les médias socionumériques soit au coeur de la révolution (à ce que je sache, il y a de vraies matraques qui cabossent des vraies têtes), mais, avec les autres canaux plus traditionnels, ces nouveaux médias participent à propager le «mème» de la révolution sur les terreaux fertiles.

Quand un média socionumérique peut transmettre un «mème» révolutionnaire, c’est qu’il y a une ligne de fracture déjà existante pour s’y infiltrer. Le filtrage social permet à petite dose de confirmer un sentiment que l’on a et que l’on ne pensait pas partagé. Une vidéo, des écrits, un podcast, diffusent des visions du monde non filtrées (avec tout ce que cela peut aussi amener comme risque), des contenus souvent alternatifs aux visions «officielles», ou, du moins, «dominantes» dans les canaux traditionnels. En général, ces messages proviennent de gens de confiance: des proches dans son réseau social.

Contre nous, la cyberie

Le journaliste s’étonne: «C’est à se demander comment, malgré le black-out qui s’est abattu sur Internet pendant cinq jours, deux millions d’Égyptiens ont quand même trouvé le moyen de se donner rendez-vous sur la place Tahrir cette semaine. », question de bien remettre à sa place Internet, comme il aime le faire régulièrement (lire mes billets sur ses épidémies blogueuses).

Mais voilà, c’est qu’on ne peut pas facilement éteindre internet: des solutions de contournement variées ont été mises en place (via ZDNet.fr). Mais si on voit plutôt Internet et les réseaux sociaux comme une étincelle qui met le feu aux poudres (comme je le pense), cette même étincelle ne peut plus grand-chose une fois l’incendie allumée.

Comme je l’écrivais cette semaine «Tunisie, Égypte, Algérie, Yémen, Jordanie, tout s’embrase, via les technologies de l’information. Télé, radio, internet.» Mais ce qui y circule c’est l’information. Et, or, ce sont les hommes qui font la révolution dans la rue. Les réseaux sociaux sont comme un déclencheur (ou un «médiateur»). Les racines de toutes révolutions doivent être encrées plus loin dans la chaire de la vie que sur le simple fait d’une émotion épidermique d’un acte de communication.

L’étendard sanglant est twitté

Il y a tout de même le besoin du pouvoir en place d’envoyer ces casseurs mater du jeune révolutionnaire dans la rue pour les disperser et même attaquer et effrayer les journalistes jusque dans leur voiture pour qu’ils ne soient plus témoins. Resteront probablement les réseaux sociaux pour garder un tant soit peu le contact avec l’extérieur, probablement pendant un certain temps. Et probablement ensuite noyé par de la contre-information et l’indifférence.

S’il faut rassurer M. Rioux, Internet ne fera pas la révolution à la place des gens (il a raison). Mais il est bon de souligner qu’un nouvel outil s’est rajouté dans les mains des peuples et ce qu’ils peuvent en faire pourrait potentiellement dépasser même les nations, pour reprendre le thème de mon billet récent. (D’ici là, cet outil nouveau peut servir de coordination décentralisée pour les manifestants…)

Entendez-vous dans les forums

Tiens, en parlant de «dépassement des nations», l’invité de Thierry Garcin a écrit en janvier dernier «L’Internet [est] en rupture radicale avec la structure nationale moderne. Précisément parce qu’il n’est non pas une médiation entre la Nation et le citoyen, une gêne, mais quelque chose qui s’extrait complètement de la Nation pour renvoyer à autre chose que la Nation. » Le grand schisme de l’Internet

Mugir ces féroces réseaux?

À lire en complément

À quoi ça sert de s’activer sur Internet ? Doctorow répond à Morozov sur le blogue de Framablog. Essentiel.

Does Egypt need Twitter? Où Malcolm Gladwell, qui n’est pas soupçonné d’être réfractaire à Internet, écrit dans le sérieux New Yorker que les révolutions ont existé avant Facebook.

yes, malcolm gladwell, egypt does need twitter, une réponse au précédent lien en guise d’introduction à la possibilité enfin offerte de communiquer pour se mobiliser.

Martin Lessard
Conférencier, consultant en stratégie web et réseaux sociaux, chargé de cours. Nommé un des 8 incontournables du Montréal 2.0 (La Presse, 2010). Je tiens ce carnet depuis 2004.
http://zeroseconde.com

5 thoughts on “Égypte et internet, qui contrôle qui?

  1. Excellent billet Martin (Comme d’habitude) et pour répondre à ta question, je suis à peu certaine que c’est la première fois qu’un pays bâillonne son peuple de cette façon depuis l’arrivée d’Internet et des réseaux sociaux. Plusieurs pays censurent certains site web (Twitter, Facebook et bien sûr l’infâme Wikileaks sont les plus censurés comme tu sais) mais même l’Iran, qui avait censuré Twitter et Facebook à un certain degré, n’avait pas littéralement fermée toutes communications Internet et cellulaire durant le plus fort de la Révolution Verte en juin 2009.

    Nous avons été témoin d’un précédent qui, à mon avis, fait très peur…

    Puis-je te l’emprunter et le publier sur ma page Facebook? Merci! :O)

  2. Ce commentaire vient de Dominique BRUNEL, empêcheur de penser en rond devant l’internet, qui a eu quelques difficultés à publier son commentaire: le voici


    Les raisons profondes qui sont à la base de ce soulèvement du monde arabe sont d’après Benjamin Stora, historien spécialiste du Maghreb, « le désir d’acquérir des libertés individuelles et en particulier la liberté de conscience ». Il va sans dire que les réseaux sociaux sont un outil puissant qui joue un grand rôle dans l’évolution des consciences. Le mouvement en cours aurait débuté, d’après l’historien, par la mobilisation démocratique contre le truquage des élections en Iran en 2009 et ce serait propagé comme un onde de choc (il y voit cette onde de choc comme un miroir par rapport à la chute du mur de Berlin, « en différé », selon ses termes). Stora explique que le processus en cours est un processus d’individualisation de la société.

    Si l’on considère que les religions sont au service du groupe et condamnent l’individualisme, à ce titre, le propre des réseaux sociaux est bien de favoriser l’expression des individus et de leurs besoins propres, de favoriser une parole individuelle, et, dans ce cas précis, distincte de la pensée unique propre aux modèles théocratiques. On sait qu’une des question très importante de l’heure est la suivante : les égyptiens vont-ils se faire voler leur révolution par des islamistes à l’instar des iraniens en 79? Alexandre Adler (dans sa chronique sur France-Culture de Jeudi dernier) croient que les premiers ont tiré des leçons du malheur des seconds. C’est aussi le cas de Benjamin Stora « Le modèle de référence n’est plus le modèle théocratique iranien, qui a durement réprimé le mouvement démocratique de 2009. Aujourd’hui, c’est le modèle turc qui domine, soit l’association entre une armée garante de la laïcité et des islamistes qui la respectent ». ref: http://www.20minutes.fr/article/664796/monde-le-monde-arabe-aspiration-profonde-liberte

    [suite au prochain commentaire]

  3. [suite du commentaire de Dominique BRUNEL]

    Ce que tu décris comme étant l’apport spécifique des médias socionumériques me laisse dubitatif : « ces nouveaux médias participent à propager le même de la révolution sur les terreaux fertiles » ! Si je n’avais pas peur du jeu de mot, je dirais que c’est presque lénifiant 😉 Et puis, quand des gens se libèrent d’une dictature (même avant l’existence d’Internet), il y a forcément « une ligne de fracture déjà existante ». Par ailleurs, le « filtrage social » n’est-il pas déjà présent dans les rapports entre les gens sous une dictature ? On fait petit à petit confiance à certaines personnes, et puis on fini par parler des causes possibles de notre souffrance, etc. L’apport des contenus numériques tels que les photos, et les sons est-il vraiment décisif ? Sous une dictature, des écrits circulent, rappelle-toi notre périple polonais d’avant la Perestroïka. Les polonais avaient leurs propres réseaux sociaux, ils étaient simplement plus lents.

    Pour ma part, je crois qu’hormis le fait que les médias sociaux favorisent le développement des individus en tant que tel (comme je l’ai posé plus haut), leur apport vraiment significatif est justement de favoriser également la rapidité des communications (et la possibilité de faire fi des distances géographiques). À ce chapitre, j’aime bien la théorie de Thierry Crouzet (auteur entre autres du livre « le peuple des connecteurs ») qui utilise la métaphore du billard pour parler d’Internet. Un joueur frappe une boule qui en frappe d’autres et ainsi de suite jusqu’à ce que le processus s’arrête en grande partie en raison de la friction sur le tapis. L’apport d’Internet est comparable à remplacer le tapis par un coussin d’air. Le même joueur qui frappe la même boule blanche, provoquera bien plus de perturbations sur la table, compte tenu du changement dans la variable « friction ». ref: la liberté c’est le lien

    [suite et fin au prochain commentaire]

  4. [suite et fin du commentaire de Dominique Brunel] 3/3

    D’autre part, il convient de distinguer la notion d’irréversibilité dans le processus de révolution.Quand des gens qui souffrent trop finissent par trouver le moyen de se parler des raisons de leur souffrance malgré la peur de la dictature, un processus irréversible finit par se déclencher.

    Pour revenir à une de tes anciennes antiennes, tu ne prêches pas par l’exemple : en quoi l’utilisation du concept de « mème » nous informe sur le processus révolutionnaire ? Tu as déjà énoncé (il y a de cela quelques temps, je cite de mémoire) que le problème de la mémétique était le risque d’utiliser le concept de « même » pour parler d’une idée ou d’une notion qui se transmet d’un individu à l’autre, sans égard pour la nature de la notion ni ses raisons sociologiques profondes. Pour y palier dans ton énoncé, tu associes à « même » le mot « révolutionnaire », mais parler de « mème révolutionnaire » te fais faire l’économie de décrire le processus par les sciences les plus à même (!) de le faire, comme la sociologie. Dans une révolution l’on a affaire à une idée d’émancipation collective impérieuse, irrésistible, que rien ne peut plus arrêter une fois qu’elle a eu du sens pour un nombre suffisant de gens dans un contexte de misère sociale. Il n’est pas seulement question d’idées révolutionnaires qui circulent, mais de la volonté irrépressible des individus de communiquer entre eux malgré la peur parce qu’ils n’en peuvent plus. Je crois que certains sociologues parlent de catharsis collective pour décrire « un mouvement social irréversible » comme le renversement du communisme dans le bloc de l’Est (je sais plus où j’ai lu ça, je vais vérifier si je peux retrouver la source). En Égypte, la misère sociale est en grande partie due à la pression démographique (1967:30M d’habitants, aujourd’hui 84M et en 2050: 150M prévus! qui vivent sur un espace bien trop restreint dans des mégapoles ingérables : le Caire 18M d’hab. Gizeh sa voisine 3M, Alexandrie 4M), le faible niveau d’alphabétisation dans un contexte de mondialisation des marchés, ainsi que le degrés de corruption de l’état et des élites politique et militaire sans parler que 50% de la population à moins de 25 ans…


    [fin du commentaire de Dominique BRUNEL 3/3, que je publie pour lui pcq il a eu certains problèmes dû à la longueur de son texte…]

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